Chapitre 13 – Les geeks au clair de lune

Ding, dong… la douce mélodie binaire avait retenti à nos oreilles avant de monter se perdre dans le soleil couchant de ce samedi soir de printemps.

Pendant que Mathilde et moi patientions sur le palier, je repensais à la semaine écoulée (oui, je vous refais le coup du flash-back !).

Dimanche midi : mon père ouvre le congélateur, y glisse la main, puis le nez, puis la tête tout entière, et en ressort les sourcils givrés et les lèvres gercées. Il me fait part de sa découverte avec effroi :

La glace… elle a disbaru !

Apparemment le « p » aussi a disparu. Je me racle la gorge et émets une hypothèse :

Hum… peut-être que le lutin du réfrigérateur l’a… mangée ?

Mon père éternue en guise de réponse. Son front se plisse sous l’effort de la réflexion, mais heureusement pour moi ses neurones patinent dans la semoule surgelée de son cortex frigorifié.

Ma mère entre dans la cuisine et lui tend un mouchoir qu’il saisit pour y faire disparaître son nez dans un bruit de trompette cabossée.

Je grois que j’ai adrabé un rub de cerveau. Qu’est-ce que je disais déjà ?

Son lobe frontal a probablement été submergé par un tsunami de jus de narines, désolé papa, mais au moins je suis tranquille pour un moment, d’autant que ma mère change de conversation :

Lola, j’ai appelé la mère de Jérémie pour votre « soirée » de samedi prochain…

Super ! Je peux y aller alors ?

Oui bien sûr, mais… tu me promets que tu ne feras rien que tu ne ferais ici ?

Ok, l’emploi de la double négation ça se transmet de mère en fille apparemment. Je mets la main bâbord sur le cœur et lève l’autre (je vous laisse devinez laquelle) :

Je jure solennellement que cette fois-ci ça ne se terminera pas… au commissariat !

Elle semble seulement convaincue au tier, je me précipite dans ses bras pour combler la fraction manquante :

Merci maman !

Mon père redresse son appendice nasal rougis par son expédition polaire :

Hein ? Guoi ? j’ai radé quelque chose ?

Lundi Matin : on se retrouve dans la cour du collège en mode « complot ». Amélie et Sarah rodent, les yeux et les oreilles en alertes maximales. Elles aimeraient bien faire partie de la « bande », mais si on veut rester discret, il vaut mieux ne pas transformer notre « club des cinq » en « clan des sept » (j’avoue, j’ai emprunté quelques vieux bouquins mités de la Bibliothèque Verte à Mathilde).

Lundi Midi :

Alors les filles, qu’est-ce que vous nous cachez ?

Sarah et Ameli nous dardent de leurs oreilles. J’ai des scrupules à l’idée de leur mentir, après tout ce sont mes amies, alors j’en dis le minimum :

Rien, c’est juste que Samedi, on est invitée à une soirée pyjama chez Jérémie.

Un rendez-vous ? Chez lui ?

Il va te présenter à ses parents !

Et te mettre la bague au doigt !

Et voilà, avec elles, le minimum c’est déjà trop.

Non mais… qu’est-ce que vous êtes en train de vous imaginer, c’est juste une soirée Geek, c’est pas un dîner romantique en tête à tête avec bougies, violons et tout le tremblement !

Surtout que je serais là, a ajouté Mathilde…

Ouf ! Merci.

…pour jouer les chaperons, tenir la chandelle, et au moment crucial… jouer du violon et tout le tremblement.

Super ! Mes pommettes se transforment en rosettes, mais au moins, Mathilde a fait diversion.

Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi : Grosso modo, voir lundi (sinon dimanche on y sera encore).

Samedi : je me réveille anxieuse et plus du tout sûre de vouloir connaître la vérité sur Sveta. C’est vrai qu’elle est étrange et qu’en sa présence j’ai l’impression de faire du pédalo dans une couscoussière, mais même si son objectif était de récupérer la boîte, je pense qu’elle m’aime bien, et c’est réciproque. Je m’habille en version mikado (gestes lents et mûrement rééééfléééchiiiis), et au final mon reflet dans la glace me remercie. Une fois présentable, je prépare un sac à dos avec affaire de nuit et supplément gratuit, « au cas où, dés fois que ». Je sors de ma chambre et lance un dernier regard à mes chaussons lapin, j’ai l’impression qu’ils me font leurs gros yeux humides, mais je connais la technique, je claque la porte.

Samedi, fin d’après-midi : Ma mère me sert dans ses bras comme si je partais au bout de l’univers (qui au passage n’en aurait pas d’après la théorie de l’expansion sur laquelle je ne vais pas m’expandre), alors que je vais à peine plus loin que le bout de la rue.

Tu nous appelles avec le téléphone de Mathilde quand tu arrives, Ok ?

J’en profite :

Ça serait pas plus simple si j’avais le mien ?

Avant qu’elle ne réponde, mon père débarque sur le quai d’embarquement et me tamponne le front d’un gros baiser baveux.

Allez, amuse-toi bien… mon poussin !

Arghh ! Je lui grimace un sourire (ou l’inverse), et je claque la porte.

Voilà, fin du flash-back (vous savez tout, ou presque !)

***

Six jours plus tard, la porte s’est ouverte et le père de Jérémie est apparu. Comment je savais que c’était son père sans jamais l’avoir vu ? Eh bien l’équation était simple, c’était Jérémie + 20 : à peu près vingt ans et à peu près autant de kilos de plus, mais le même regard timide et le même sourire bienveillant.

Bonjour Mathilde… et Lola… je suppose ?

Mais oui, pas la peine de supposer, qui veux-tu que ce soit, deux scoutes venues nous vendre leurs cookies rassis ?

Et ça, c’était la mère de Lou, aucun doute possible ! Mathilde qui avait une boîte à la main a cru bon de préciser :

Euh… Je les ai faits cet après-midi, ils sont tous frais.

Un rictus familial est apparu sur le visage de Lou mère :

Ah ! Ah ! j’ai tapé juste ! elle nous a fait un clin d’œil, vous n’êtes pas deux scoutes rassies ? Eh bien tant mieux ! Dans ce cas, on vous échange la maison contre un ou deux biscuits.

On s’est regardé en coin. Le père de Jérémie a tenté de nous rassurer :

On profite de votre « soirée pyjama » pour rendre visite à des amis, à quelques rues d’ici, on vous laisse entre jeunes, mais ne vous inquiétés pas…

Sa femme (je suppose qu’ils ne vivent pas dans le péché) qui semblait s’impatienter lui a alors coupé la parole :

Inquiètes ? Mais ces deux jeunes filles n’ont pas l’air inquiètes le moins du monde ! elle a ouvert la boîte que tenait Mathilde, en a extrait deux cookies, puis a regardé sa montre, Je ne voudrais pas qu’on arrive en retard, il est déjà « apéritif moins dix », amusez-vous bien ! et elle a passé le pas de la porte pendant qu’un cookie passait le pas de sa dentition.

Son mari (déduction de ma supposition précédente) a haussé les épaules, tellement que j’ai cru qu’il allait se les déboiter, mais non, et il lui a emboîté le pas.

Dans ce cas … bonne soirée les filles ! Et en cas de problème …

Il n’y a aucun problème…, a terminé Madame Lou mère la bouche pleine, … qu’un grand gaillard d’un mètre quatre-vingts et quatre pré-ados de tailles moyennes ne sauraient résoudre, et elle a pris la main de Monsieur Jérémie père, pour l’entrainer dans une folle échappée.

On les a suivis du regard jusqu’à les voir disparaître au bout de la rue.

Wouaw ! s’est exclamée Mathilde, ça, c’est une sacrée speciwomen !

A peine avait-on refermé la porte derrière nous que la voix d’une autre « speciwomen » (bienvenue au club) a traversé les étages pour venir claquer à nos oreilles.

Bougez-vous ! On vous attend… au-dessus de la cuvette !

J’ai levé les yeux au plafond :

Comment pourrait-on refuser pareille invitation ?

***

Avant d’émerger complètement des toilettes, je passais en vue périscopique pour sonder discrètement le lieu et ses occupants.

Depuis la fenêtre du toit en pente, tombait un morceau de ciel où le soleil achevait de dessiner la lune. Assis devant un écran posé contre un des murs, trois silhouettes se découpaient dans l’étrange lumière numérique qui projetait sous les combles des ombres oniriques, et …

Lola ! Si tu pouvais avancer, j’ai pas l’intention de m’endormir sur les toilettes, c’est une soirée pyjama geek, pas gastroentérite !

Ok, j’ai remballé mes figures de style et j’ai franchi les dernières marches.

Jérémie s’est retourné pour m’accueillir un sourire aux dents, suivi d’Alex dont la mine réjouie s’adressait plus à Mathilde qu’à moi (ou alors je me fais des idées ?), suivi de Lou qui souriait également… de nous voir ? En tout cas c’est ce que j’ai cru pendant une systole (ou un battement de cœur, pour les plus romantiques), jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche :

Le point rouge, il bouge !

Super ! On était arrivé juste pour le début du film, avec des cookies en guise de popcorns.

***

Le demi-cercle autour de l’écran s’était agrandi pour nous inclure dans son périmètre. Serrés comme des quartiers d’orange, nous scrutions le point rouge comme si c’était un point noir (d’après mon dermatologue, c’est un point d’un millimètre qui se voit à un kilomètre).

Jérémie a alors cliqué sur un bouton (toujours d’après mon dermatologue, c’est une pustule remplie de pixel), et une vue satellite est venue remplacer le plan qui s’affichait à l’écran.

Ouah ! s’est exclamée Mathilde en ouvrant sa boîte, on se croirait vraiment dans un roman d’espionnage, et elle a commencé sa distribution de rondelles cacaotées.

C’est bizarre, a dit Alex après avoir ingurgité un biscuit.

Quoi ? J’ai pourtant suivi la recette.

Il lui a fait un sourire aux pépites de chocolat :

Non, je parle de la carte, il me semble reconnaître cet endroit.

Jérémie s’est un peu plus rapproché de l’écran.

On dirait bien le collège, et là, il me semble que c’est la route qui… Lou a terminé sa phrase en même temps qu’elle terminait son cookie :

… passe devant chez nous.

Quoi ! Sveta vient par ici ? s’est étranglée Mathilde.

Alex lui tapotait dans le dos pour faire passer les grumeaux pendant que Jérémie manipulait la souris pour agrandir la partie visible de la carte.

Ça, c’est la maison, il a indiqué une cible représentant notre position, si elle continue sur sa trajectoire… elle va passer à proximité dans quelques minutes !

Je me suis tournée pour tenter de rassurer Mathilde, d’une voix qui ne l’était pas vraiment :

Mais elle peut très bien changer de direction avant, pas vrai ? Et puis de toute façon, elle ne connaît pas Jérémie, comment pourrait-elle savoir où il habite ?

Je sais pas moi, grâce à ses supers pouvoir par exemple !

Ok, je n’avais rassuré personne, pas même moi, et Lou a cru nécessaire de rajouter sa touche personnelle : elle a pris un autre biscuit et l’a placé à côté du point rouge.

Sveta n’est plus qu’à un cookie de la maison. Enfin, n’était… et elle a ingurgité son biscuit mesureur.

***

Je n’ai jamais lu la liste des effets secondaires sur les paquets de cookies, mais je suis à peu près sûre qu’il n’y ait pas mentionné : transpiration excessive, augmentation du rythme cardiaque et hyperventilation. Pourtant, ce sont exactement les symptômes que j’ai ressentis en voyant le point rouge se rapprocher de nous. Et je ne devais pas être la seule, même Lou s’est arrêtée de mastiquer. Tous nos regards étaient verrouillés sur l’écran où l’écart entre la cible s’était réduit à la taille d’une pépite. Jérémie a zoomé, et le point a momentanément disparu de l’écran. Maintenant, on pouvait distinguer le toit de la maison et sa fenêtre. Mathilde a levé la tête comme si elle s’attendait à voir une caméra à travers le hublot carré.

Je suppose que tu sais que les images ne sont pas en directe ? lui a fait remarquer Lou.

Par contre, la position de Sveta, oui ! a soufflé Jérémie alors que le point rouge réapparaissait, et… il a aspiré ses derniers mots, je crois qu’elle est juste devant !

Et… une fenêtre est venue se superposer à la carte, et… l’homme en noir nous a sauté au visage !

***

Mathilde blanchit instantanément comme si on lui avait jetée une tarte à la chantilly au visage, la bouche de Jérémie s’ouvre tellement qu’un métro pourrait y entrer, les yeux d’Alex sont à deux doigts d’être éjectés de leurs orbites, Lou recrache un morceau de cookie, et moi… un peu de tout ça à la fois !

Derrière la limace en chocolat qui glisse sur l’écran, une silhouette humanoïde, vêtue de noir, grande et massive, et sous le casque de laquelle on devine des yeux qui n’appartiennent surement pas à Sveta.

Et ça c’est en direct ? hurle Mathilde.

Jérémie secoue la tête, incrédule :

Oui ! C’est… la caméra de l’entrée… elle se déclenche lorsqu’il y a quelqu’un sur le palier, mais je ne sais pas qui…

Un phénomène étrange se produit alors dans ma tête, le lutin qui y habite (en compagnie de mon petit poisson rouge), probablement pour éviter que mon cerveau ne déclare forfait, actionne le levier qui fait passer du mode : acteur, au mode : spectateur. Je me vois alors sourire à Mathilde et m’entends lui chuchoter comme si nous étions au cinéma :

C’est probablement… l’homme en noir.

Elle pousse un deuxième hurlement qui déclenche un deuxième phénomène : le film des évènements est désormais en noir et blanc, muet, et un petit pianiste se met à jouer sur un petit piano vermoulu.

***

Lou pivote sur son siège, ses lèvres bougent, mais je n’entends que des notes, heureusement un panneau s’affiche devant sa tête :

Je me tourne vers l’écran, il n’y a plus personne, le film est déjà fini ? Ou bien il faut changer de bobine ? Jérémie tend l’oreille :

Un accord résonne sur le piano désaccordé, Alex ouvre la bouche mais aucun son n’en sort, nouveau panneau :

Mathilde devient livide, elle me regarde comme si son œil allait tourner mayonnaise :

Un panneau géant affiche l’humeur du moment, c’est la :

La petite musique reprend de plus moche (penser à appeler l’accordeur de piano cérébral). Lou se trémousse sur sa chaise comme si elle l’entendait elle aussi :

Alex bondit vers le bric-à-brac électronique et en sort un vieux clavier mécanique qu’il brandit comme un gourdin préhistorique, dans ma petite boîte à musique, mon petit pianiste se met à jouer une marche militaire.

***

Nous émergeons tour à tour des toilettes sur la pointe de la pointe des pieds. Alors que je sors, il me semble entendre ma mère écrire sur un tableau noir :

Maman ! Ce n’est vraiment pas le moment !

Alex a pris la direction des opérations en version homme de Neandertal 2.0 à lunette. Nous le suivons à travers le dédale du 1er étage, nous fondant comme des inuits dans l’obscurité, nous avançons vent de face de peur que le prédateur ne devine notre présence. Arrivés au sommet de l’escalier, nous faisons halte. Plus un bruit (mon petit pianiste a dû avoir ses vapeurs car il a mis les voiles). Nous ne parlons plus. Les yeux ont remplacé nos oreilles, et les doigts nos bouches. Alex indique l’escalier, puis il le pointe l’index vers lui et ajoute et agite le majeur pour mimer un homme (avec une jambe plus courte que l’autre) qui descend. Nous le voyons disparaître peu à peu, je me demande si nous le reverrons un jour. L’attente commence, interminable, les secondes s’égrènent dans le grand taboulé de la vie… et se termine presque aussitôt dans un fracas assourdissant suivi du bruit sourd d’un corps qui tombe.

Et puis, comme si ça ne l’était pas déjà, tout devient vraiment confus. Une multitude de jambes, dont une voir deux semblent m’appartenir, dévalent les escaliers. Plusieurs bras s’emmêlent les doigts à la recherche de l’interrupteur du salon, et finalement la lumière jaillit d’où elle doit jaillir, et éclaire le champ de bataille.

***

J’ai l’impression qu’une boîte de scrabble vient d’exploser dans le salon, il y a des touches de clavier partout dont certaines sont peut-être bien des dents de l’individu qui gît à terre. Une main me saisit alors le poignet, mes yeux grimpent le long du cubitus de sa propriétaire (c’est un os du bras qui selon moi n’a rien à faire ici) et finissent par rencontrer les yeux bleus de Mathilde qui sont probablement descendus par son humérus (bon, celui-là, ok, pourquoi pas, dans le bras). Elle bafouille alors d’une voix horrifiée :

L’homme en noir… Alex a tué l’homme en noir !

Super, j’ai récupéré le son et l’image en couleur ! Hein quoi ? Qui a tué qui ?

Alex a le clavier édenté dans la main, il le regarde comme s’il essayait de faire un mot triple avec les lettres restantes, j’ai l’impression que lui aussi a pris un coup sur la tête. Jérémie se précipite vers l’homme en noir :

Il a l’air de respirer, qu’est-ce qu’on fait ?

On l’attache ! crie Mathilde, s’il est pas mort, on le saucissonne avant qu’il se réveille !

Alex revient lentement à lui :

J’ai vu une ombre franchir la porte, sa gorge se serre, je pensais pas avoir frappé aussi fort… heureusement le casque… j’aurais pu…

Son monologue du larynx est interrompu par une sonnerie. Lou, qui est restée à l’écart, sort un téléphone de sa poche, Je m’approche d’Alex, pose une main sur son épaule, et lui dit doucement :

Tu as fait ce qu’il fallait Alex, tu as fait : ce qu’il fallait ! (Contact rassurant et répétitions, c’est une technique psy, ma mère serait fière de moi)

Euh… pas forcément en fait, dit Lou en remettant son téléphone dans la poche.

Jérémie se tourne alors vers sa sœur :

Qu’est-ce que…

C’était maman, elle appelait pour avertir qu’elle nous avait commandé des pizzas… et que le livreur n’allait pas tarder.

***

Hein… quoi… qui… qu’est-ce…

Tels sont les premiers mots bafouillés par l’innocente victime, que nous avons fait passer de sa position couchée en position assise sur le canapé. Il porte la main à son casque, dont la visière est maintenant relevée, comme s’il y cherchait une bosse :

…qui s’est passé ?

Mince ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir lui répondre, à part : « C’est rien, on vient juste de vous fracasser le crâne avec un clavier, parce qu’on vous a pris pour un vampire ».

Mathilde lève la tête vers le plafond tout en repoussant discrètement les touches éparpillées sous un fauteuil. Je m’approche de lui en regardant du coté de Jérémie, il me sourit en se mordillant la lèvre, bon je crois que faute de candidat au casting, le rôle est pour moi, je me lance :

Heu… je pense que vous avez dû heurter… le chambranle de la porte un peu fort en entrant.

Il me gratifie d’un regard ferroviaire (dans ce contexte, je crois que ça veut dire hagard, mais vérifier auprès de votre agent SNCF), tout en dodelinant de la tête, comme si son hémisphère droit était en train d’apprendre à danser à son hémisphère gauche.

Le chambranle ? pause, Voyez-vous ça ? re-pause, et qu’est-ce donc que ceci ? longue pause… le chambranle ? Hein ?

Aie, le voilà qui s’exprime dans le langage de Molière avec le débit d’une personne qui aurait abusé de boisson (du genre schnaps), le choc a été plus rude que prévu !

Oui, enchaîne Mathilde, qu’est-ce donc que ceci ?

Elle aussi est encore sous le choc apparemment. Je ne réponds pas que c’est une méthode de détournement de l’attention connu sous le nom de « noyage de poisson », mais plutôt que :

C’est l’encadrement de la porte, dont vous avez mal évalué la hauteur semble-t-il, mais rien de grave, rassurez-vous.

Ouai, rien de grave, poursuit Lou en me faisant un clin d’œil, heureusement, vous l’avez pas cassé.

Je crois qu’à sa manière, elle a compris le principe. Le regard du jeune homme semble jouer à saute-mouton jusqu’à elle.

Aaaaah… et bien… vous m’en voyez ravi… belle demoiselle. Il conclut sa déclaration en lui faisant une révérence. Alex et Jérémie le rattrapent in extremis avant qu’il ne s’écrase une deuxième fois sur le sol.

Et… poursuis le bossu (car je suppose que son casque en héberge au moins une) de notre drame (bon, faut pas exagérer, c’est pas du Victor Hugo non plus) en souriant à Lou, aurions-nous rendez-vous ? Que je me trouve là, assis… tout près de vous ?

Mathilde me murmure à l’oreille :

Lola, il faudrait pas appeler une ambulance ? Je crois qu’on lui a sérieusement amoché la caboche ? Quand on commence à faire des rimes, c’est qu’on a besoin d’aspirine… non ?

Je commence à me demander moi aussi, si une assistance médicale ne serait pas la bienvenue pour au moins deux personnes dans cette pièce théâtrale.

Jérémie et Alex m’encouragent du regard comme s’ils pensaient que j’avais la moindre idée de ce qu’il fallait faire. J’ai l’impression que c’est maintenant eux qui sont en mode spectateur. Je me baisse à hauteur du fêlé (je suppose que son casque cache également une, voire deux fêlures).

Monsieur (en fait, je ne suis même pas sûre qu’il soit majeur), ce n’est pas un rendez-vous, c’est une livraison…

Une livraison ? Oui, c’est cela, vous avez raison ! Surement quelques fleurs, que je destine à votre sœur… pour attiser les battements de son cœur. Il lève un regard enamouré vers Lou, accompagné d’un sourire auquel il manque une canine (Misère, j’espère qu’on ne va pas la retrouver sous le fauteuil avec les touches) !

C’est pas mon cœur qui bat, c’est mon ventre qui gargouille. Et en guise de fleur, je me contenterais d’une marguerite… au fromage !

Ce dernier mot semble agir comme un électrochoc (comme tous les mots que prononce Lou en fait), le jeune homme se relève subitement comme si un téléphone avait sonné dans sa tête.

Pizza ? Oui d’accord madame, cinq pizzas… dans trente minutes… la sonnette ? Sous le lierre ? D’accord, bien compris ! et il se précipite vers la sortie, en baissant la tête au passage de la porte.

24 secondes plus tard, il revient les bras chargés de cartons, qu’il dépose sur la table du salon :

Euh… désolé d’être entré sans prévenir mais… je n’ai pas trouvé la sonnette et… la porte était ouverte alors…, il nous regarde comme s’il nous voyait pour la première fois, c’est bien vous qui avez commandé cinq pizzas ?

Oui, c’est bien nous, merci ! Nous le raccompagnons jusqu’au portail, il enfourche sa monture, crie quelque chose qui ressemble à « Hi ! Haaa ! », fait demi-tour, et alors qu’il part en zigzaguant sur la route, nous découvrons sur le coffre de son scooter le nom de la pizzeria… qui nous laisse sans voix :

Parfois, je me dis que la personne qui écrit dans le grand livre de la destinée, doit être un peu fêlée elle aussi.

***

C’est bizarre, mais j’ai l’impression que plus on se remplit le ventre, plus on se vide la tête. En tous cas, maintenant que nous étions tous affalés sur les canapés (oui, il y a aussi des canapés jumeaux chez Lou et Jérémie), avec chacun une part de Pizza, on se sentait beaucoup plus détendu.

Enfin, a dit Mathilde un morceau de reine dans la bouche, ça commence vraiment à ressembler à une soirée pyjama. Parce que jusque-là, c’était un peu du grand n’importe quoi non ?

Alex a rigolé à travers son bout de Pizza carnivore.

Jérémie en hôte attentionné, voyant que j’avais fini ma part, m’en a proposé une autre :

Tu veux partager un morceau de ma Quatre Saisons ?

J’ai soupiré :

Oui, je veux bien partager le printemps, l’été, l’automne ou l’hiver avec toi, il a souri et m’a tendu une part qu’un fil de fromage reliait encore à la sienne

Lou nous a regardés :

Vous allez pas nous rejouer la scène du spaghetti de la Belle et le Clochard par hasard ? (Note explicative pour ceux qui n’ont pas vu le film : regarder le film !).

Pendant une minute, on a plus entendu que la petite musique de nos dents (en dos majeur car aucun de nous n’a de noire sur son clavier. Eh ouai ! je fais du solfège) et puis, comme si elle continuait une discussion qui n’avais jamais commencée, Mathilde a posé la question :

Mais… si le livreur de pizza n’est pas Sveta, elle est où alors ?

***

Elle est là !

On était remonté dans le grenier en troisième vitesse (impossible de passer la quatrième avec le ventre lesté de pizza au fromage). Jérémie avait recentré l’écran sur le point rouge, qui était maintenant sorti des limites des habitations.

On dirait que par-là, il n’y a plus âme qui vive, a fait remarquer Mathilde en tremblant, où est-ce qu’elle peut bien aller ?

Lou s’est approché à son tour de l’écran, sa lumière lui dessinait des ombres étranges sous les yeux, elle a répondu d’une voix lugubre :

Elle va là où les âmes des morts se retrouvent… et elle a pointé une zone remplie de petite croix blanches, au cimetière !

On a tous déglutis comme si on avait une croute de pizza coincée dans la gorge. Question mise en scène, Lou avait réussi son coup !

Le temps de digérer sa prophétie, le point rouge s’est arrêté de bouger, et la prédiction de notre grande prêtresse s’est réalisée.

Bon, a dit Alex en levant les yeux de l’écran, qu’est-ce qu’on fait ?

Comment qu’est-ce qu’on fait ? Assommer un livreur de pizza, ça ne lui suffisait pas ? Et puis maintenant que Sveta était avec la boîte dans un cimetière, pas la peine de tenter le diable, elle pouvait très bien s’en charger sans nous, non ?

Euh… Je pense qu’on peut rien faire de plus, mis à part finir nos pizzas, et continuer notre soirée pyjama !

Voilà, je pensais exactement la même chose, merci Mathilde.

De toute façon, on ne peut pas savoir ce qu’elle va faire, vu que les images satellite, comme tout le monde le sait, et elle a grimacé à Lou, ne sont pas en : « diiiirect !».

J’ai eu l’étrange sensation qu’une fois de plus, sa phrase en plus était une phrase en trop, car j’ai vu une étrange lueur s’allumer dans les yeux de Jérémie. Il s’est tourné vers Lou, et l’étrange lueur a semblé sauter comme un feu follet dans son regard. Elle a plongé sous la table (apparemment, ils sont aussi très fort en plongeons sous la table dans cette famille), et après quelques secondes de farfouillage, est remontée…

Avec ça, on aura des images en direct.

Et ça… c’était une caméra embarquée !

***

Et ça… ça nécessitait quelques explications pour les deux noobs que nous étions (Mathilde et moi, je ne vous ai pas compté, mais vous pouvez ajouter un si vous voulez faire partie du paquet de nouilles). Et donc, Jérémie nous a expliqué que :

C’est une mini caméra, elle se fixe sur la poitrine, les images sont transmises grâce au téléphone, il l’a allumé… et une image horrible est apparue sur l’écran !

C’était ma glotte, a ricané Lou en retirant la caméra de sa bouche, juste pour vous montrer qu’elle fonctionne même en absence de lumière.

C’est sûr que si on cherchait de la lumière, c’est pas dans Lou qu’il fallait regarder.* Mathilde a eu une moue de dégoût :

Et qu’est-ce qu’on est censé faire avec ça ? Un documentaire sur l’intérieur de Lou ?

J’ai alors vu défiler sous mon crâne la bande annonce de l’émission « Lou Insight, la vie d’une pré-ado vue de l’intérieur » avec gros plan sur sa glotte, suivi d’une plongée dans son œsophage, et… heureusement, Alex a interrompu mon aventure intérieure avant le tube digestif.

Si j’ai bien compris, quelqu’un va jouer le satellite, c’est ça ?

Oui, a dit Lou, il faut juste savoir qui on va mettre en orbite.

J’ai machinalement frotté mon sourcil gauche, parce que j’avais l’impression que certaines choses commençaient à échapper à ma compréhension :

Euh… ne me dites pas que vous voulez qu’un de nous aille jusqu’au cimetière tourner un film d’horreur en caméra embarquée ?

Un rire s’est échappé de la gorge de Mathilde comme si sa glotte à elle, était en pleine dépression nerveuse :

Mais non, ça serait stupide d’aller seule, la nuit, dans un endroit infesté de rat, de chauve-souris… et de morts vivants ! elle venait de crier sans s’en rendre compte.

Un rictus familier s’est dessiné sur le visage de Lou :

C’est vrai, ça serait complétement stupide d’y aller seule. C’est pour ça qu’on va y aller à plusieurs !

***

Ma mère dit souvent que ma tête est une boîte à idées saugrenues, mais là, c’était là chose la plus saugrenue que j’avais jamais entendue !

Bon, qui vient alors ? a demandé Alex, qui semblait carrément enthousiaste à l’idée d’une balade au milieu des tombes au clair de Lune, parce que moi, je suis partant !

Jérémie s’est levé, mais avant qu’il ne se propose, Lou est intervenue :

Jérém’, il vaut mieux que tu restes pour nous diriger à distance, de nous deux c’est toi qui sait le mieux te servir de tout ça, non ?

Je l’ai senti hésiter, mais il a repris sa place, à regret.

Ouai, peut-être qu’il vaut mieux… que je reste.

Mathilde a sauté sur l’occasion :

Je reste aussi, on ne sera pas trop de deux pour… appuyer sur les boutons et… tout ça quoi.

Lou s’est tournée vers moi, ses yeux étaient comme deux oursins, qu’elle a plongés dans les miens :

Lola, toi aussi tu veux appuyer sur les boutons et tout ça, je suppose ?

Je sais ce que vous vous dites (grosso modo ce que je suis en train d’écrire) : que Lou était en train de me provoquer pour me forcer la main, c’est la technique bien connue de « l’asticotage ».

Si mon petit poisson rouge avait pris le temps de respirer un bon bol d’eau et de faire trois tours de bocal, il n’aurait pas mordu à l’hameçon et j’aurai peut-être répondu que « oui, bien supposé, je vais rester tranquillement derrière l’écran pendant que des zombis à paille te siroteront la cervelle sur une pierre tombale ». Mais au lieu de ça, la chose la plus saugrenue que j’ai jamais entendue est sortie de ma bouche :

Tu supposes une fois de plus bien mal ma chère, car je ne laisserais à nulle autre que moi le soin d’écrire la fin de cette histoire !

Mathilde a ouvert des yeux plus grands que sa bouche :

Mais Lola… tu ne vas pas…

Lou a souri jusqu’à découvrir ses canines, apparemment oui, j’allais…

Voilà comment on s’est retrouvés Lou, Alex et moi, dans la rue, à huit heures, un soir de pleine Lune, équipés comme dans un « Mission impossible », avec Jérémie et Mathilde en petits Mozart du clavier (Flash info historique : Mozart avait une sœur !).

***

Allo allo Lola, tu me reçois ?

Oui elle te reçoit, et on te reçoit tous au cas où t’aurais toujours pas compris, et pas la peine de nous crier dans les oreillettes, on est pas encore gâteux, a répliqué Lou.

La voix rassurante de Jérémie a remplacé celle de Mathilde :

Sveta se déplace maintenant à l’intérieur du cimetière, il faudrait se dépêcher sinon on risque de rater le plus intéressant.

J’avoue, l’idée d’arriver après la fin du film ne m’aurait pas dérangée, surtout si les pré-ados aventuriers sans cervelle au sens figuré, finissent décervelés au sens propre dans un grand final sanguinolant. Mais je ne voulais pas décevoir Jérémie, alors j’ai commencé à regarder dans tous les sens en espérant trouver une idée. Et l’idée est arrivée… à mes oreilles :

Lola, ta caméra me donne le tournis ! Si tu continus à bouger ma pizza va vouloir retourner dans son carton !

J’ai eu pitié pour l’estomac de Mathilde, alors j’ai pilé.

Merci, je préfère la vue Trottinette à la vue Mal de mer.

Trottinette ? Où ça ? J’ai regardé sur le trottoir d’en face, dans la direction de la caméra embarquée que j’avais embarquée.

Mathilde, t’es un génie ! Avec ça on va arriver à temps, pour le chapitre final !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.