Chapitre 1 – La boite

Ce jour-là, lorsque je suis rentrée du collège, mes parents avaient l’air vraiment excités.

Viens par ici, Lola ! a dit ma mère en me voyant passer le pas de la porte.

Je me suis approchée avec méfiance. Elle et mon père étaient debout, devant la table du salon, ils regardaient une grosse boîte en carton, un grand sourire aux lèvres, le genre de sourire qu’ils ont lorsqu’ils feuillettent les albums photos de mes années couches-culottes. J’ai alors pris ma grosse voix de femme des cavernes pour demander :

Qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? Un petit frère ou une petite sœur ?

Ne dis pas de bêtise ! a répondu mon père qui commençait à ouvrir la boîte.

Ou alors c’est une niche ! C’est ça ? Vous avez décidé de m’acheter un chiot ?

Ma mère a pris son air mystérieux et a plongé ses mains dans la boîte, bientôt rejointes par celles de mon père.

Lola, nous te présentons… ta nouvelle nounou !

Et ils ont sorti un gros suppositoire de la boîte en carton.

***

Je les ai regardés lentement, à tour de rôle, avant de détailler l’objet qu’ils brandissaient fièrement dans leurs mains. De toute évidence, il y avait certaines personnes qui avaient perdu la boule ici, et j’espérais vraiment ne pas en faire partie !

Ce truc en forme de suppositoire c’est…

C’est un « surveillant familial connecté 2.0 », m’a coupé mon père dont le sourire semblait vouloir chatouiller les oreilles. Doté de 3 micros, 4 haut-parleurs, le wifi, le Bluetooth, le …

Je l’ai vite interrompu avant qu’il ne se transforme en vendeur d’électroménager :

Ok ok ! Mais c’est quoi le rapport avec une nounou ?

Cette fois-ci, c’est ma mère qui a pris la parole, laissant mon père continuer son descriptif pour lui-même « 5 ports USB, 32 giga de mémoire, 2 webcams… » :

Ecoute Lola, nous savons que tu aimerais bien rester seule à la maison le soir, mais ton père et moi pensons que 11 ans c’est encore un peu trop jeune. Alors comme tu ne veux pas de nounou, nous avons acheté ce « suppositoire » comme tu dis, connecté. Lorsque nous sortirons, il veillera sur toi pour te rassurer.

Je ne sais pas vous, mais moi, je dois constamment remettre les phrases de mes parents dans le bon ordre, pour leurs faire avouer ce qu’ils pensent vraiment.

Si je comprends bien, ai je dis en prenant mon temps, cet objet en forme d’obus, et là j’ai appuyé sur l’accélérateur, est un super espion qui va me surveiller en votre absence !

Ma mère a semblé à son tour vouloir réordonner mes mots, pour faire passer le suppositoire. Mon père a alors profité de ce temps mort, pour revenir dans la conversation :

C’est exactement ça mon poussin ! Grâce à cet assistant familiale 2.0, nous connaîtrons tes faits et gestes où que nous soyons. Tu ne pourras plus tirer la chasse sans que nous recevions une alerte, gloussa-t-il. Génial non ?

Euh non, pas vraiment ! Déjà se faire appeler « mon poussin » me hérisse les plumes, mais en plus, savoir que j’allais avoir une laisse invisible chaque fois que mes parents iraient faire la fiesta, ça c’était le bouquet qui faisait déborder le vase !

Un flot de paroles, dont certaines que j’aurais pu regretter, était en train d’affluer dans ma bouche, quand, du coin de l’œil, j’ai vu ma mère pousser un grand soupir. Son gentil mari, mon gentil père, venait de démolir sa tentative de me convaincre des bienfaits de ce gros cornichon métallique. Emue par la détresse que je sentais poindre sur sa figure, je ravalais ma rage naissante, et laissais mon estomac digérer ma colère. Puis, après avoir vérifié que mon cerveau avait bien repris le contrôle de ma langue, j’ai dit avec la voix d’un vieux sage :

Qu’il en soit ainsi ! Je m’en remets à votre décision bienveillante.

Et, dans un grand geste magnanime en direction de la chose connectée, je prononçais ces mots :

Soit le bienvenu, Oh suppositoire 2.0 ! Désormais tu compteras chacune de mes crottes, et détectera chacun de mes pets !

Ma mère a failli s’étrangler de surprise.

Hum…, a conclu mon père en réajustant ses lunettes, je suppose que cette déclaration vaut pour acceptation ?

***

Après cela, il a fallu brancher le surveillant 2.0. Mon père a pris les choses en main, sorti le manuel, étalé les câbles, brancher une prise ici, une autre là, raccordé le machin au bidule, et m’a annoncé avec une pointe de fierté dans la voix :

Tu peux l’allumer, à toi l’honneur !

D’accord, mais où est le bouton ?

Comment ? a réagi mon père, le bouton… et bien il est euh…, il a tourné légèrement autour de l’assistant, pas là…, il a soulevé moins légèrement l’assistant, pas ici non plus…, il a retourné franchement l’assistant, bon sang mais il est où ce satané bouton ?!!

Ma mère, rompue à ce genre de situation, a pris le manuel et commencé à le feuilleter :

Restons calme, c’est un appareil ultra moderne, peut-être n’a-t-il pas de bouton de démarrage, il suffit de lire la notice…

Ou peut-être de le frotter comme la lampe d’Aladin ? ai-je ajouté en frictionnant l’assistant.

Non, non ! a hurlé mon père. Fais attention ! C’est un appareil ultrasensible !

Oh, il ne va pas se mettre à pleurer le p’tit bibendum 2.0 quand même ! j’ai continué, narquoise.

J’ai trouvé ! a dit ma mère en levant sa main pour arrêter la joute verbale qui n’allait pas tarder à dégénérer. En fait il est déjà allumé, il attend juste que l’on prononce la phrase d’activation.

Ah ? Et quelle est la phrase ? a demandé mon père qui commençait à s’impatienter.

Eh bien celle que l’on veut, il suffit de poser la main sur l’assistant et de dire une phrase commençant par OK.

Je remplissais déjà la première condition, j’avais la main sur le bidule alors, prenant mon père de vitesse, j’ai crié :

OK GOGOL !

GOGOL OK ! a répondu l’assistant.

***

Mon père est intelligent, c’est un fait établi par lui-même ! Et le fait que je sois moi-même intelligente (ça c’est moi qui le dis), plaide en sa faveur. Mais sur ce coup-là, ça n’a pas suffi. Il a été incapable de changer la phrase d’activation. Il a pourtant posé sa main sur l’appareil en criant « OK ALBERT » : il est fan d’Albert Einstein, « OK Angelina » : il aime bien Angelina Jolie (mais ne le dites pas à ma mère), la chose a répondu à ses injonctions, par un bourdonnement poli.

Non mais, pour qui il se prend ? s’est emporté mon père, prenant ma mère et sa fille (moi par conséquent si vous suivez bien) pour témoin. Vous entendez comme il me parle cet objet méprisant ?

Ben justement non, a répondu naïvement ma mère, je n’ai rien entendu, et toi ?

Moi non plus, rien de rien ! Peut-être que papa entend des voix dans sa tête ? C’est une maladie mentale qui porte un nom je crois, euh…

Non mais vous allez arrêter de vous moquer de moi ? (Bon, en fait il a dit un autre mot que je ne peux pas écrire)

Là, il a commencé à s’exciter, à secouer le bidule, et lui filer des baffes en hurlant :

Non mais tu vas me répondre espèce de gogol !

OK GOGOL ! a répondu l’espèce de gogol 2.0.

De surprise et de dépits, mon père a baissé les bras.

Ok, tu as gagné la première manche, mais le match n’est pas terminé.

Je suis sûre qu’entre têtus ils vont finir par se comprendre, m’a chuchoté ma mère.

Et on s’est éloignée sans faire de bruit, pour laisser mon père aux prises avec son adversaire 2.0.

***

Deux heures après, on a entendu un rire provenant du salon. On s’est précipité avec ma mère. « Ça y est ! » j’ai pensé, « mon père est devenu fou, le concombre métallique a dû lui griller le cerveau avec son WIFI et tout son attirail ».

Tu vas bien ? s’est enquit ma mère, tu es sûr que…

Mon père était hilare :

Oui oui, c’est juste que GOGOL vient de me raconter une bonne blague.

Je crois que j’ai dû faire des yeux de lémurien parce qu’il a ajouté :

Non mais tu en fait une de ces têtes Lola ! Regarde, j’ai parfaitement paramétré GOGOL, maintenant il m’obéit au doigt et à l’œil !

Et il a agité son index, comme si c’était une baguette magique.

OK GOGOL, raconte leur la blague !

Euh, c’est toi qui me fais une blague là papa, non ?

Mais non, écoute, a murmuré mon père.

Et avant que j’aie le temps de soupirer, GOGOL a commencé à parler de sa voix d’aubergine métallique :

C’est l’histoire d’un fou qui repeint son plafond. Un autre fou passe par là et lui dit : « Accroche toi au pinceau, j’enlève l’échelle ! ».

Un frisson m’a parcouru l’échine, j’ai regardé ma mère en quête d’un soutien psychologique, elle a haussé les sourcilles, et ça m’a un peu rassuré. De toutes les blagues nulles, celle-là était la plus nulle du système solaire, de la galaxie, de l’univers, et du reste.

Attend la chute, a pouffé mon père en voyant ma mine déconfite.

Hein ? C’est pas fini ?

Chut, il ménage son effet…

Bon sang, mais qu’est-ce que ce qu’on peut rajouter après un bide pareil ? Eh bien ça :

Alors le premier fou répond au second : ok je tiens bien le manche, tu peux la prendre, mais elle s’appelle « Revient » ! Et ne l’appelle pas Robert elle risquerait de se vexer.

Je ne sais pas vous, mais moi, les plus grands moments de gêne que j’ai vécu, je crois que je les dois à mes parents. Et mon père, en riant aux éclats pour la deuxième fois à la même blague nulle, venait d’en compléter la liste.

Bien ! a dit ma mère, et à part ça ? Qu’est-ce qu’il fait ce « coûteux » objet ?

Mon père a cessé de rire et s’est raclé la gorge. Quand ma mère insinuait qu’on avait jeté de l’argent par la fenêtre, il fallait réagir, et vite ! Il a alors commencé à débiter une série d’ordres à toute vitesse.

OK GOGOL, allume la lumière !

Et la lumière fut !

OK GOGOL, verrouille la porte !

Et le bruit sourd du verrou a raisonné depuis l’entrée

OK GOGOL, combien de personnes sont dans l’appartement ?

Je dénombre trois personnes ! a répondu GOGOL

OK GOGOL, fait ton rapport par téléphone !

Et trois secondes plus tard le portable de mon père s’est mis à sonner. Il a alors décroché, mis le haut-parleur et nous avons reconnu la voix de GOGOL qui disait :

Lumière allumée, porte verrouillée, trois personnes détectées.

Mon père a raccroché son téléphone et le nez bien haut, torse bombé, il a prononcé un seul mot :

Alors ?

Ma mère a dégainé sa langue la première :

Alors… c’est très impressionnant ! Vraiment, très impressionnant ! Mais comment ça fonctionne ?

Je suis restée silencieuse. Il fallait que j’en apprenne plus sur le fonctionnement de cet engin, parce que même si j’avais fait mine d’accepter sa présence (voir le début de l’histoire pour ceux qui ont des mites dans le cerveau), j’aurais peut-être un jour besoin de savoir déjouer sa surveillance !

Mon père a réajusté ses lunettes :

Eh bien, j’ai dû d’abord le familiariser à la reconnaissance de ma voix en lui parlant lentement, puis de plus en plus vite. Ensuite, j’ai installé tout un tas de capteurs dans la maison. J’ai remplacé les interrupteurs des lumières par ceux fournis dans la boîte, et monté le nouveau verrou automatique sur la porte d’entrée. Pour finir, j’ai téléchargé l’application qui me permet de tout contrôler à distance où que l’on soit.

Woua ! s’est exclamé ma mère,C’est impressionnant, vraiment très impressionnant, je veux dire, tout ce que tu as fait en à peine deux heures !

Parfois, sans que je m’y attende, mes parents font des trucs incroyables ! Et là mon père dans son style, venait de faire quelque chose d’incroyable, il avait transformé ce bout de métal en véritable surveillant du futur. Le seul petit problème, c’est que c’est moi, que ce bidule suréquipé allait surveiller !

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