La dernière touche (5 min 24 s)

Ils s’étaient rencontrés vingt ans plus tôt. Lui sûr de ses quarante ans, bâtis comme un athlète, féru d’escrime, d’une intelligence instinctive, il était à l’aube de bâtir un empire. Elle de treize ans sa cadette, grande et élancée, vibrante et passionnée d’art, n’avait su résister à cette attirance contraire.

Les premiers mois, le tumulte et la fougue amoureuse avaient catalysé leurs potentiels. Il avait créé une entreprise dans le secteur de l’énergie. Elle avait publié un ouvrage d’art faisant référence. Il avait noué des alliances stratégiques, elle fréquentait des cercles d’intellectuels. Ils se nourrissaient de leurs relations, de leurs ambitions et de leurs rêves. Mais pour lui, le rêve commença à virer à l’obsession, celle de la réussite, et de l’argent. La légèreté des débuts fut dévorée par son esprit d’entreprise. Alors qu’elle avait des désirs d’enfant, lui avait soif de pouvoir. Elle le quitta avant que de femme elle ne devienne objet. Elle partit, enceinte de leur premier enfant. Comment aurait-il pu se douter que cet enfant serait son unique descendance.

Les années qui suivirent, Il avait multiplié les aventures, les conquêtes, les mariages. Maintenant qu’il avait un empire, il lui fallait un héritier, mais aucunes de ses « partenaires » n’avait pu remplir ce contrat.

Au matin de son Cinquante-quatrième anniversaire, lorsqu’il reçut l’avis de décès, il était seul dans sa grande demeure, divorcé pour la quatrième fois.

***

Trois ans qu’elle était morte. Dix-sept ans qu’elle l’avait mis au monde. Quatorze ans de bonheur sans faille et sans père. Elle lui avait expliqué qu’elle l’avait quitté peu avant sa naissance. Elle lui avait fait découvrir les arts, la beauté de toute choses, la grâce fragile de la vie. L’avait mis en garde contre les ambitions dévorantes. Il avait appris le piano, la peinture, le chant, le bonheur d’apprendre sans contrainte. Comme elle, il était grand et élancé, comme lui il pouvait être obsessionnel dans ses passions.

***

Il avait rencontré son père pour la première fois à l’enterrement. Il avait essayé de l’aborder sans préjugé, sans ressentiment. Mais très vite le portrait qu’en avait fait sa mère était venu se superposer à la personne de chair dont il partageait le sang.

Son père lui avait dit que désormais il aurait la charge de son éducation. Que les années d’errements étaient terminées, qu’il avait un nom, et que ce nom était celui d’un empire. Il avait été jaugé, jugé, condamné. La terre n’avait pas encore recouvert le cercueil de sa mère que son avenir était déjà scellé.

***

Trois ans que sa vie avait basculé. Changé d’établissement tous les six mois. Interne ou interné, il ne savait plus ce qu’il était. Son père payait des fortunes pour le faire entrer dans les écoles les plus exigeantes, jusqu’à la dernière, aux principes quasi militaires.

Il ne le voyait qu’une fois par trimestre lors d’une rencontre qui était devenue un rituel. Une voiture de maître venait le chercher le vendredi soir et l’emmener à la salle d’arme que son père avait fait construire sur son domaine. Là il enfilait son équipement et attendait. A 18h00 son père entrait sans dire un mot, revêtait sa tenue en omettant le casque, puis le scruté d’un regard plus tranchant que le sabre qu’il levait pour signifier le début du combat.

Plus que les coups portés sans ménagement, c’était les mots qui le blessaient profondément. Durs et froids, les reproches pleuvaient à mesure que les touches s’accumulées. Il n’était pas assez sportif, pas assez discipliné, pas assez bon en science, en mathématique, en langue… Puis à la quinzième touches, son père lui jetait un dernier regard plein de mépris en même temps qu’il jetait ses affaires au sol, et s’en allait sans se retourner.

***

C’était le jour de son dix-huitième anniversaire, mais c’était surtout le jour de leur rencontre. Comme à chaque fois il arriva le premier, se vêtit de sa tenue blanche de tireur, puis se dirigea vers celle de son père.

Lorsqu’il le vit faire son entrée quinze minutes plus tard, il nota qu’il avait l’air plus agité qu’à son habitude. Il lui tendit sa tenue, son père s’habilla avec nervosité et sans un mot. Il lui donna son sabre et chose peu commune, eu un remerciement en retour.

Les deux hommes se mirent alors en position de chaque côté de la piste. Derrière eux, leur compteur respectif affichait zéro.

***

Il leva son sabre, le regardant droit dans les yeux.

Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi. Maintenant que tu es un homme, il va falloir me montrer que tu es digne de mon investissement.

Et il porta une première attaque que son fils para à sa stupéfaction. Une grimace qui aurait pu être une ébauche de sourire se peignit sur son visage.

J’ai bâti un empire qui porte mon nom, et tu portes le nom de cet empire. A compter de ce jour chacune de tes pensées, chacun de tes gestes, chaque seconde de ton existence lui seront consacrées. Et il toucha violemment le plastron de son fils en guise de point d’exclamation.

J’attends de toi la perfection, une touche, la précision, une autre touche, l’exigence, l’abnégation…

Et sa diatribe se poursuivi jusqu’à sa quatorzième touche. Son visage était en sueur, son souffle plus court, sa voix moins assurée. Son fils lui avait opposé plus de résistance que de coutume. Il marqua alors une pause.

As-tu bien saisie la portée de mes mots ? Après la dernière touche, ta vie ne sera plus jamais la même, tu ne retourneras pas dans ton école, tu termineras ta formation sous ma férule.

***

De tout le combat il n’avait parlé. Pas plus qu’il n’avait touché. Mais c’est bien lui qui avait mené l’affrontement. Comme c’était le cas depuis plusieurs mois. Car, comme dans bien d’autre discipline, il était passé maître dans l’art de manier le sabre : sans rien laisser paraître.

Les derniers mots de son père résonnèrent comme une sentence. En guise de réponse il baissa sa garde, ôta son masque et plongea son regard dans les yeux de son adversaire.

De surprise son père hésita un court instant, avant d’armer son bras :

La reddition n’est pas une option, j’attends de toi que tu deviennes… impitoyable !

Il lui sembla voir couler une larme sur la joue de son fils lorsqu’il tira en direction de son cœur.

***

La police conclut à une mort naturelle. Il l’avait appelé quelques minutes après que son père se fut effondré.

Avait-il tenté de lui pratiquer les gestes de premier secours ? Oui, il avait fait tout son possible. Son père montrait-il des signes avant-coureurs d’une crise cardiaque ? Peut-être ; de la nervosité, de la fatigue, une certaine tension dans le visage, une transpiration excessive ; oui… peut-être.

Ils ne l’accablèrent pas d’avantage et le laissèrent récupérer ses affaires avant de partir.

***

Dehors, la voiture de maître l’attendait. Le chauffeur lui demanda d’une voix impassible :

Où va t’on monsieur ?

Chez moi, il marqua un temps, je suppose ?

Le chauffeur pris le sac. Il ne sembla pas s’étonner de son poids. Lentement, la voiture remonta l’aller.

Assis sur la banquette arrière, il passa un doigt sur sa joue et effaça la larme qui avait séché, la seule qu’il verserait jamais sur son père. Un cahot fit trembler le véhicule. Dans le coffre son sac s’ouvrit légèrement révélant son contenu à l’obscurité : une photo de sa mère, ses affaires d’escrime, sa serviette et, cachés en dessous, une batterie capable de délivrer une tension de 220 volts et un compteur électronique qui affichait le chiffre quinze, en rouge clignotant.

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