Chapitre 5 – Compte à rebours

Nous étions au printemps et les frimas de l’hiver avaient capitulé devant les prémices de l’été (c’est beau n’est-ce pas  ?). Mais si j’étais gelée, c’est que je venais de me rendre compte, que j’étais sur le palier  : c’était moyen, pieds nus  : c’était pas terrible, sans aucun moyen d’ouvrir la porte  : c’était la cata  !

Alors, beaucoup d’entre vous feront remarquer que j’aurais dû y penser, que c’était évident que GOGOL allait verrouiller la porte, c’est ce qu’il avait fait lorsque mes parents étaient partis non  ? Et que j’ai sûrement un petit poisson rouge dans la tête, et que bien fait pour elle  ! A ceux-là, je ne répondrais que par un silence polis ……………………………………………… (fin du silence)

Aux autres, plein de compassion pour ma triste situation, j’invoquerai mon excitation juvénile, ma joie puérile, et les problèmes de mémoire que peut engendrer la présence d’un petit poisson rouge dans la tête  : je crois qu’en terme médical c’est une « petitpoissonrougite » aiguë (mais demandez confirmation à votre psychiatre).

A mesure que ma température remontait, mon cerveau s’est remis à fonctionner à plein régime. Donc, si je devais résumer  : mes parents étaient partis voir un super spectacle, sans moi, et ne rentrerais pas avant au moins minuit et je savais qu’ils auraient un entracte, bref une pause pipi, à 22 heures. Mon super plan, c’était de descendre chez Mathilde et de remonter un peu avant l’entracte, parce que j’étais sûre que mon père allait interroger GOGOL avec son portable à ce moment-là. Mais maintenant, si je ne trouvais pas un nouveau super plan d’ici environ… misère, à peine une heure, alors la réponse de GOGOL serait  : « Porte verrouillée, personne dans l’appartement ».

C’est en entendant ces mots, venus du futur, que je me suis mis à courir comme une folle vers les escaliers, que j’ai commencé à dévaler comme une dingue avec un regard de maboule  !

Jamais je ne me suis sentie autant au présent  !

***

A mesure que je franchis les étages, mon cerveau m’envoie les images de ce qui va se passer dans une heure.

4éme étage  : en entendant le rapport de GOGOL, ma mère fait un bond d’environ 2 mètres 10, record du monde battu  ! Mon père la rattrape avant qu’elle ne s’aplatisse sur le sol, parce que c’est un gentleman, et appelle sur le téléphone fixe.

3éme étage  : à chaque sonnerie, ma mère retient son souffle. Après 11min35 secondes, record d’apnée battue, elle se jette sur le portable et appelle  : la police, les pompiers, l’armée et le président de la république.

2eme étage  : tout cette joyeuse troupe débarque, en voiture, en camion, en hélicoptère, en porte avion, devant la porte ou je les attends terrorisée, pieds nus, avec mon petit poisson rouge tout tremblant dans ma tête  !

1er étage  : je pousse un cri en voyant le président de la république, il est plus moche en vrai qu’à la télé, et… la porte s’ouvre et… Mathilde apparaît.

***

Hé  ! Pourquoi tu beugles comme ça  ? Y a une sonnette tu sais  !

Je… c’est… la… cata  !

Mathilde avise mon état, pieds  : nus, yeux  : exorbités, souffle  : court, visage  : tomate ketchup.

Mais qu’est-ce qui t’arrives  ?

J’ai plus assez d’air pour lui répondre, alors je rentre chez elle et je vais m’affaler sur le canapé du salon. Mathilde me regarde comme si un coucou venez de jaillir de mon front.

Tu es sûre que ça va  ?

Je recommence à respirer, un peu, et je lui crie  :

Non  ! Je suis même sûre que ça va pas  ! Quelle heure il est  ? Quelle heure il est  ?

Elle regarde affolée l’horloge du salon  :

Il est… 21h03, mais pourquoi qu’est-ce qui s’passe  ?

Elle aussi venait de crier.

Je prends une grande bouffée d’air pour me calmer, puis une deuxième grande bouffée d’air parce que la première n’a pas suffi, et à la troisième je lui expire mes déboires entre deux inspirations.

Plus que 57 minutes… la porte… verrouillée de l’intérieur… impossible de rentrer… moins d’une heure avant… que mes parents vérifient… si je suis là  !

Mathilde essaye de recoller les morceaux  :

T’as réussi à pirater GOGOL.

Oui…

Tu as ouvert la porte.

Oui…

Et tu as refermé la porte.

Oui…

Et maintenant tu es enfermée dehors.

Oui…

Et tes parents vont t’appeler ou appeler GOGOL pour voir si tout va bien.

Oui…

C’est la cata  !

OUIIIIII  !

Elle s’affale sur le canapé à côté de moi. On se regarde, elle a elle aussi les yeux exorbités.

Je crois que c’est à ça qu’on reconnait une amie quand on a un problème, à ses yeux exorbités  ! Mathilde ne parle pas de mon petit poisson rouge dans la tête, elle ne m’accable pas parce que je n’ai pas réfléchi avant d’agir, elle dit juste  :

Qu’est-ce qu’on va faire  ? ? ?

On se met à envisager toutes les solutions possibles  :

Si on essayait d’imiter la voix de ton père et de crier à travers la porte  ?

Mathilde, il nous faut un truc sérieux là, pas impossible  !

Ok, dans ce cas, passer par la fenêtre, ça fait partie aussi des trucs impossibles je suppose  ?

De toutes façons, toutes les fenêtres sont fermées, et puis je suis au cinquième sans Quidditch, on n’est pas dans Harry Potter là  !

Avec un cintre, j’ai vu ça dans un film, on peut crocheter une serrure avec un cintre  !

Ouai, ça devait fonctionner y’a mille ans ce truc, mais là on pourrait même pas y glisser un cheveu de fourmis  !

Mathilde à fait mine de réfléchir  :

Et depuis quand les fourmis ont des cheveux d’abord  ?

Depuis toujours madame, mais elles se font la boule à zéro, c’est pour ça qu’on s’en rend pas compte  !

Tu veux dire qu’y a des coiffeurs pour fourmis, peut-être  ?

Ben ouai  ! Tu crois pas qu’elles se les arrachent un par un, non mais réfléchi un peu des fois  !

On s’est à nouveau regarder avec des yeux de sardines frites, et on s’est mise à rigoler. On n’avait pas trouvé de solution, mais au moins, j’avais retrouvé mon calme.

***

Je me sentais vidée. Mathilde était avachie à côté de moi. Je me suis alors rendu compte d’un truc  :

Au fait, ils sont où tes parents  ?

Sortie, à une conférence, sur le recyclage, l’énergie verte, la nature, tout ça quoi…

Les parents de Mathilde sont cools, super cool même. Ils la laissent seule, sans nounou ou bidule pour la surveiller. Bon ok, sa « Mamy » habite dans l’appartement sur le même palier, ça aide. C’est sa grand-mère paternelle. Elle est sympa, mais elle ne comprend pas tout ce qu’on lui dit, parce qu’elle est un peu sourde et beaucoup anglaise, ou le contraire je ne sais plus trop.

Tu sais, peut être tes parents seront pas fâchés. C’est pas comme si tu étais sortie dans la rue en pleine nuit, ici tu risques rien quand même.

Ouai, n’empêche, ça va gâcher leur soirée, et ils seront pas près de me faire à nouveau confiance et…

Et si c’était toi qui les appelais à l’entracte avant qu’ils vérifient  ! s’écria Mathilde en me regardant pleine d’espoir.

Mon cœur s’est remis à tambouriner dans ma poitrine, je me soulevais du canapé, tirée par les fils invisibles du destin, comme dans un récit mythologique.

Ça peut marcher, ça va marcher  !

Et puis, je me suis laissée à nouveau tomber, quelqu’un venait de couper les fils, probablement un dieu Grec ou Romain qui passait par là et qui n’avait rien de mieux à faire.

Ils vont voir ton numéro s’afficher, et ils vont comprendre l’entourloupe…

C’est vraiment foutu alors, déclara solennellement Mathilde en baissant la tête.

Assommé par l’évidence, nous n’avions plus la force de penser, de parler, de vivre  ! (Non, faut pas exagérer, c’est juste pour en rajouter dans l’ambiance dramatique)

Machinalement, la main de Mathilde a rampé comme un serpent à pattes jusqu’à la télécommande. CLIC, la télé s’est allumée… et BIM BADABOUM, Tom Cruise est arrivé  !

***

C’était un Mission impossible, un parmi les 10000 épisodes, lequel, je ne sais pas. Mais on s’en fichait, tant qu’il y avait Tom Cruise. Pendant plusieurs minutes, combien je sais plus, on est restée affalée à le contempler. Un Tom Cruise qui courait, un qui nageait, un qui grimpait, qui tombait, qui regrimpait, qui volait, qui repassait sa chemise  : jamais un faux pli, toujours la classe Tom Cruise…

Mais ils sont combien de Tom Cruise pour faire tout ça  ? ai-je fini par demander.

Un seul  ! a soupiré Mathilde. Tom Cruise, il sait tout faire, et il est tellement craquant, et tellement fort… regardes  !

Je regardais  : Tom Cruise, les mains attachés dans le dos, suspendu à un câble d’ascenseur, par les dents, blanche et parfaitement alignées, en train de parler dans le vide ; il devait avoir momentanément perdu la boule lui aussi, à cause du stress.

Mathilde explique  :

Il a une oreillette, il parle à un gars de son équipe.

Comme si je n’avais pas compris  ! Tom Cruise dit  :

tu eux ourir la orte .

Le gars dans l’oreillette répond  :

Comment, je ne comprends pas ce que tu dis  ?

Moi non plus je ne comprenais rien  :

Faudrait qu’il aille chez un orthophoniste le Tom non  ?

Tom Cruise répète  :

our la ort  ! iiiiite  !

On voyait maintenant le gars de l’oreillette sur l’écran, il pianotait à toute vitesse sur un clavier d’ordinateur.

Mathilde avait les mains jointes  :

Ouf  ! Il a compris ce que disait Tom  !

Ou alors, il écrit juste son testament avant que son dentier lâche  !

Mais son dentier n’a pas lâché, et la porte du palier en face de Tom Cruise s’est ouverte. Celui-ci a commencé à se balancer au bout de son câble, et, lorsqu’il a eu suffisamment d’élan, a bondi vers l’ouverture. Avant d’atterrir sur le sol, il n’a pas pu s’empêcher de faire un salto avant, je peux comprendre, moi non plus je n’aurais pas pu m’en empêcher.

Il est trop, trop fort  ! s’est enthousiasmée Mathilde.

Ouai, mais il a quand même eu besoin de son copain le p’tit Mozart du clavier.

Ah, si Tom Cruise était là, a dit Mathilde rêveuse, il aurait déjà résolu ton…

Et elle s’est arrêtée net au milieu de sa phrase, ou au tiers, ou aux trois cinquièmes, on ne saura jamais, et elle a plissé les paupières, signe chez qu’elle se concentrait, ou qu’elle avait encore buggé  !

***

Mathilde  ? Eh Oh  ? Ecoute ma voix, à trois, tu vas te réveiller, un… deux…

Et Mathilde a bondi du canapé et filé en direction de la cuisine. D’où elle est revenue 21 secondes plus tard, avec un verre d’eau et un minuteur.

Bois ça  ! Elle m’a tendu le verre. J’obéissais, un peu effrayée. Est-ce qu’elle aussi avait perdu la boule  ?

Tu m’as bien dit que tes parents allaient vérifier si tu étais chez toi à 22h  ?

Euh… oui, surement, pourquoi  ?

Elle a posé le minuteur sur la table du salon.

Ok, on n’a pas de Tom Cruise sous la main…

Je soulevais ma main  :

Je confirme.

Mais par contre, on a un p’tit Mozart du clavier  !

Hein  ? J’ai raté un épisode  ? Tu parles de qui  ?

Tu sais très bien de qui je parle  ! Du seul, de l’unique, de notre dernier espoir  !

Quoi  ? Tu veux dire Jérémie  ?

J’avais l’impression de voir briller des flammes dans ses yeux. Dommage que j’ai déjà tout bu, parce qu’un bon verre d’eau dans la figure m’aurait permis d’éteindre ce début d’incendie et de la ramener à la raison.

Mais j’ai pas son numéro, et je connais même pas son nom de famille  !

Mathilde ne semblait pas m’avoir entendu. Peut-être avait-elle aussi un début d’incendie dans les oreilles  ? Pendant que je vérifierai si de la fumée ne sortait pas de ses conduits auditifs, elle remontait, imperturbable, le minuteur.

Voila  ! C’est le temps qu’il nous reste.

Je déglutis, le minuteur indiquait  : 15 minutes. Le présent venait de refaire une entrée fracassante dans ma tête  !

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