L’invitation (6 min 18 s)

La première, je l’ai reçue lorsque j’avais dix ans.

Pierre était mon meilleur ami, enfin je crois. Ce n’est jamais facile quand on est un peu trop timide et un peu trop gros de se faire des amis, mais avec Pierre, tout avait été évident. C’est lui qui était venu vers moi la première fois. Il m’avait offert de partager son gouter, il y en avait trop à son gout. La nourriture a toujours été mon point faible. C’est la bouche pleine que nous avons fait connaissance. Pierre semblait se réjouir de me voir manger d’un si bon appétit, et chaque jour il n’hésitait pas à me donner plus que ce qu’il gardait pour lui-même.

J’avais été surpris lorsqu’il m’avait tendu le carton d’invitation, marqué de sa belle écriture, faite de plein et de délié. Pour un anniversaire, pourquoi pas, mais là il s’agissait juste d’aller chez lui pour manger la galette des Rois. Passée la surprise, un large sourire était venu redessiner ma bouche et une douce chaleur était venu repeindre mes pommettes. Je devais ressembler à un porcinet tout rose, mais je m’en fichais, et Pierre semblait ravi de l’effet provoqué.

Nous étions six autour de la galette. C’est la mère de Pierre qui l’avait faite. Elle était charnue et dorée. J’essayais de me contenir, mais j’en avais l’eau a la bouche, et j’étais sûr que les autres me regardaient du coin de l’œil. La mère de Pierre nous avait dit que la galette était encore trop chaude, et que nous pouvions aller jouer dans le jardin en attendant.

Tout le monde s’amusait, insouciant et joyeux, mais moi, je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à la galette. Il me semblait voir son feuilleté craquant, sentir son gout d’amande, ses effluves de beurre, la gourmandise peut-être parfois une vraie torture !

Ou sont les toilettes ?

Je n’avais rien trouvé de mieux pour m’esquiver.

J’étais seul dans la cuisine. La mère de Pierre était occupée à l’étage. Seul avec l’objet de ma concupiscence. Tous mes sens étaient saturés par l’envie. Je voulais juste la gouter. Un petit bout suffirait à patienter. Rien qu’un petit bout. Je soulevais légèrement la galette et j’arrachais délicatement un peu de pâte. Voilà, en la reposant on ne verrait rien. Juste un peu de pâte, que je portais à ma bouche. La saveur d’amande explosa sous mon palet, la pâte légère fondant sur ma langue et inondant mon cerveau d’hormone de plaisir. Je su alors qu’un simple petit bout n’y suffirait pas ! Je pris le couteau et découpait une large bande passant par le milieu. J’engouffrais la partie amputée avec voracité et récolait les deux moignons restants. Est-ce que j’espérais vraiment que cela suffirait à cacher mon forfait ? J’allais retourner dans le jardin lorsqu’une douleur dans le ventre me figea dans mon élan. Plus qu’une douleur c’était un appel qui me déchirait l’abdomen. Je me saisissais à nouveau du couteau pour découper une nouvelle bande perpendiculaire à la première, futile stratagème ! Je dévorais le nouveau morceau, et en découpait une nouvelle bande perpendiculaire à la précédente, l’ingérant dans la foulé, dépeçant la galette, poursuivant mon plan stupide.

Et puis soudain, ils furent là, tous autour de moi. Il me regardait calmement, leurs visages ne trahissaient aucunes émotions. C’est la seule fille du groupe qui parla la première :

Il n’a rien laissé, même pas la fève !

Sa voix était glaciale, ses yeux étaient humides. Je me tournais vers la table, il ne restait que des miettes. Emporté par ma gourmandise sans limite, j’avais tout englouti. Je ne sais plus qui pris alors la parole :

 Il mérite une bonne leçon !

Je me tournais vers Pierre, cherchant le pardon dans son regard. Il me gratifia d’un sourire inquiétant et se tourna vers les autres :

Saisissez-le !

Sur le coup, je cru avoir mal compris : saisir ? Mais quoi ? Mais qui ? Le doute fut rapidement levé, je me retrouvais encerclé, puis entravé par dix mains vengeresses. L’invraisemblance de la situation me lassait d’abord sans réaction et sans voix.

C’est lorsqu’ils ont commencé à vouloir m’enlever mon tee-shirt que la peur m’a assaillie. J’essayais en vain de me libérer, mes muscles semblaient s’être liquéfiés, j’avais l’impression de n’être plus qu’une masse informe de graisse.

Et puis j’ai basculé en arrière, me retrouvant à plat dos sur la table de la cuisine. La douleur du choc est venue troublée un peu plus mes sensations. J’ai alors senti le contact d’une pointe froide se déplacer sur ma peau. Je baissais mon menton, le faisant plisser sur mon cou, pour essayer de voir ce qu’ils étaient en train de me faire. Ce que je vis me glaça d’effroi. Pierre, un feutre à la main, traçais la forme d’une galette découpée en six parts, sur mon ventre.

A travers le brouillard de terreur qui était en train d’obscurcir mes pensées, je cru entendre des bribes de conversation :

Qui se charge de le découper ?

Moi, je vais sous la table pour l’attribution des parts.

Est-ce qu’on ne devrait pas le faire cuire d’abord ?

Il faut le badigeonner avec un jaune d’œuf, pour qu’il dore bien !

Non, il ne rentrera jamais dans le four !

J’espère que j’aurais la fève !

Et puis à nouveau le contact froid d’un objet sur ma peau, diffèrent du précèdent. Je jetais un regard affolé vers mon nombril. La pointe d’une lame était en train d’effleurer le tracé sur mon ventre. Je levais la tête en direction de mon bourreau. Pierre, un couteau à la main, la bouche grimaçante, les yeux fixant mon abdomen. Il semblait hésité.

Non ! fut le seul et dérisoire mot que je réussi à prononcer.

L’air sembla se figer. Plus rien ne bougeait, plus personne ne respirait. Alors, un murmure commença de s’élever : « Pierre, Pierre, Pierre, Pierre… », et j’entendis des pieds battre la cadence de ce qui devenais peu à peu une psalmodie : « Pierre, Pierre, Pierre… ».

Les cinq frêles silhouettes m’encerclaient, dressées comme les parois de l’abime dans lequel j’avais l’impression d’être tombé. Un rayon fit étinceler la lame du couteau lorsque Pierre le brandit au-dessus de sa tête. Je vis des larmes coulées sur le visage de la fille. Je crois bien que c’étaient des larmes de joies. Je fermais les yeux en attendant la fin.

Une voix retentie alors :

Qu’est-ce que vous faites ici ?

Le cœur me battait aux tempes, j’ouvrais les yeux, tous me tournaient maintenant le dos, me cachant au regard de la mère de Pierre qui venait de faire irruption dans la cuisine. Le couteau avait disparu de sa main.

On a pas pu résister Maman, on a mangé la galette !

Et elle été délicieuse !

C’était la fille qui venait de parler, avec un aplomb qui me sorti de ma torpeur ! Je baissais machinalement mon teeshirt et descendait en chancelant de la table.

Et voici le Roi ! ajouta la fille.

Tous s’écartèrent, Pierre fit une révérence. Sa mère poussa un soupir de soulagement, effaçant l’inquiétude que j’avais cru voir sur son visage.

On retourne s’amuser dans le jardin Maman !

Ils sortirent de la cuisine à la suite de Pierre.

Attends !

C’était à moi qu’elle venait de s’adresser.

A tout Roi, il faut une couronne !

Elle alla farfouiller dans un des placards, puis revint ceindre ma tête d’un anneau tressé de branchage.

C’est Pierre qui l’a faite ! Elle n’est pas très conventionnelle, mais ça te fera un bon souvenir !

Des jours et des semaines qui ont suivi, ne me reste que des impressions vagues et des images diffuses. Pierre essaya bien de faire comme si rien ne s’était passé, mais plus jamais je n’acceptais de partager son gouter. Je retournais peu à peu à ma solitude.

C’était il y a vingt ans.

J’ai toujours du mal à me faire des amis. Ma timidité est devenue pathologique, mon obésité est devenue morbide. Mais je sais maintenant pourquoi. Pourquoi mes sens ne sont jamais compléments rassasiés, ni par la nourriture solide d’un repas gargantuesque, ni par la nourriture spirituelle des relations humaines. Je le sais depuis que j’ai reçu cette lettre, et que les sensations de cette histoire passée me sont revenues en bouche. Que ce divin mélange d’excitation, de terreur, de saveur et d’allégresse gustative est venu enflammer mon abdomen, inondant mon cerveau d’hormone du plaisir. Je sais maintenant ce que je cherchais en vain pendant toutes ces années, cette chose indicible qui avait été interrompue. Cette chose vers laquelle je vais maintenant, ne laissant derrière moi que ces quelques feuillets, témoin de mon passage sur cette terre.

Je l’ai su dès que j’ai ouvert l’enveloppe ou était inscrit mon nom, tracé d’une écriture toute faite de plein et de délié. Je l’ai su dès que je l’ai reçu : l’invitation.

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