Chapitre 7 – L’homme en noir

Je sentais mon cœur battre jusque dans mes tempes, et celui de Mathilde jusque dans la paume de ma main. On était pétrifiées. L’être a pivoté en direction de la porte d’entrée. Maintenant nous pouvions voir son dos. Il était vêtu d’un survêtement noir et porté un sweatshirt noir à capuche, qui recouvrait sa tête. Les portes de la cabine ont à nouveau grincé et la lumière sépia s’est éteinte.

L’être n’était plus éclairé que par la lueur diffuse de la lampe indiquant la sortie de secours. Son ombre verte et informe semblait dégouliner sur le sol comme un immense crapaud rampant. Il était maintenant face à la porte, et s’est mis à fouiller dans les poches de son survêtement. Il a émis un coassement ! Était-ce vraiment un batracien ?

Puis, il a fini par sortir un objet de sa poche tout en prononçant une phrase incompréhensible. A sa voix, j’en déduis que c’était un homme, à son accent qu’il était étranger, à son ton, qu’il était nerveux. Tous mes sens semblaient soudain aiguisés. Il a levé l’objet vers son visage, et un halo de lumière a auréolé sa cagoule ! Mathilde a sursauté. Ça m’a rassuré de la savoir aux aguets à côté de moi. Par-dessus son épaule, j’identifiais l’objet qu’il tenait dans sa main gauche : un téléphone. Il a touché l’écran plusieurs fois et alors, un bruit familier est parvenu à mes oreilles : celui du déverrouillage de la porte !

***

L’homme avait déjà franchi le palier et refermé la porte depuis plusieurs secondes, lorsque Mathilde a déchiré le silence d’une interrogation murmurée :

Ce n’était pas ton père ?

Non !

Ce n’était pas ta mère ?

Non, ni mon père, ni ma mère, ni les deux. De toute façon les sweats à capuches, c’est pas trop leur style.

Et puis elle m’a pincé !

Aie !

Ok, c’était pour être sûre de pas être en plein cauchemar.

Elle avait le genre de voix d’une personne qui vient de perdre la boule et qui court après pour la rattraper.

Tu crois qu’on ferait mieux de décamper, avant que cette… chose… ne ressorte de chez toi ?

Je me dépliais sans un bruit. Mathilde demeurait accroupie sans bouger, comme une statue prisonnière de ses lugubres pensées. Je crois que parfois, ne pas nommer les choses par leur nom, ça rassure, mais là, un électrochoc auditif s’imposait :

C’est un voleur ! Un cambrioleur, enfin bref, un malfaiteur ! Et oui, il faut mettre les voiles à pleins nœuds !

Ses oreilles ont eu l’air de bien transmettre le message, parce qu’elle est repassée de l’état minéral à l’état animal, d’un bond.

***

Je tenais le minuteur, Mathilde tenait l’enceinte, nous nous tenions la main en descendant prudemment l’escalier. Nous marchions sur la pointe des pieds, de peur de faire craquer les marches, qui de toute façon étaient en marbre ! Mes dix orteils étaient autant de petits thermomètres me rappelant que le sol était froid, et que je n’avais ni chaussure, ni chaussette, ni mes chaussons à oreilles de lapin.

La faible lueur verte nous guidait, tel un phare, vers notre objectif : le palier du cinquième étage. Ensuite l’escalier menant au quatrième serait sur la droite. Le peu de lumière troublait notre équilibre.

Nous avancions par à-coup, levant la jambe bien haut, avant de reposer le bout de nos phalanges, un peu comme des voleurs, dans les vieux films. L’escalier n’était plus qu’à un mètre, lorsqu’un CLIC a claqué, comme une bulle qui éclate, dans ma poche. Le tissu de mon pantalon, étiré et comprimé par mes grandes enjambées, venait d’écraser la tête du stylo espion !

OK GOGoooolll… a hurlé l’enceinte avant de s’abîmer dans un silence coupable !

Nous nous sommes figées, comme si quelqu’un avait dit « un, deux, trois, soleil ». Est-ce que cette enceinte de malheur nous avait fait repérer ?

Tu crois que… a commencé à me souffler Mathilde, avant qu’un bruit provenant de la porte ne dévore la fin de sa phrase.

***

Je ne me rappelle plus précisément ce qu’il se passe ensuite, parce que tout devient confus à l’intérieur, et à l’extérieur de moi ! Mon cerveau active le mode passager, mon corps prend les commandes. Je me sens sauter sur la 1ère marche menant vers le quatrième étage, emmenant Mathilde dans mon élan. Je m’entends crier :

Fonce ! ! !

Je sens ma main droite lâcher le minuteur. J’entends l’enceinte que tenait Mathilde, tomber. Ma main libre saisie la rampe, mes pieds commencent à avaler les marches à l’aveuglette, une par une, puis deux par deux, puis trois par trois. La main gauche toujours solidement cramponnée à la main droite de Mathilde, nous ne formons plus qu’une seule créature à quatre jambes, dévalant l’obscurité, comme un cheval dément !

Arrivée à mi-chemin du quatrième étage, ma tête se tourne en direction de la porte, je le vois, l’homme en noir, dans l’embrasure soudainement éclairée de la porte, et je crois voir son regard, et dans ce regard il me semble voir de la colère, mais aussi de la peur. Ensuite, il s’élance à notre poursuite, pose le pied sur l’enceinte, et se casse la figure dans un sublime salto arrière, digne d’un Tom Cruise.

***

Cette cascade inattendue nous laisse un peu de répit. Nous atteignons enfin le quatrième étage alors qu’un juron parvient jusqu’à nos chastes oreilles. Heureusement il semble être dans une langue inconnue. Ma bouche crie à Mathilde :

La lumière !

Sa main a compris le message, et sans même ralentir notre cavalcade, appuie sur le bouton rouge qui lui dans le noir. La lumière nous inonde soudain. Une pluie d’étoiles filantes semble envahir l’espace.

Un nouveau juron résonne dans l’escalier. Il semble plus lointain que le précédent. J’accélère. Mathilde suit comme elle peut.

Les marches défilent à toute vitesse. Elles deviennent floues. Le bruit de nos pas se répercute à l’unisson sur les murs de la cage d’escalier, bientôt rejoint par d’autres, venant d’un peu plus haut : l’homme en noir est revenu dans la course ! Je jette un œil au-dessus de moi, je distingue une main sur la rampe. Il y a encore deux étages entre nous et lui. Nous passons un nouveau palier. Victoire, j’aperçois la porte de Mathilde en contrebas ! Misère, un courant d’air a dû la claquer ! Je vois Mathilde fouiller dans sa poche, ça nous ralentie ! Je lui cris :

Laisse tomber, on n’a pas le temps pour les clés !

On déboule sur le palier du premier, j’entraine Mathilde vers la porte d’en face : chez Mamy.

La porte est entrebâillée, on fonce à travers à grand fracas ! Mathilde retrouve de la voix de ses ancêtres et hurle :

Mamy, help !

Mamy est toujours dans le salon, en train de feuilleter son programme télé, elle lève l’oreille. Doddy qui est à ses pieds lève l’oreille également. Elle nous regarde avec un mélange d’interrogation et de flegme, « so, british ! » (Tellement anglais). Doddy me regarde avec un mélange d’intérêt et de saucisse, « tellement, chien ! » (so, canish !). Puis leurs yeux s’échappent soudain vers un point derrière nous. Je me retourne, et je vois l’homme en noir sur la dernière marche.

***

Simultanément, un neurone habitant dans mon lobe gauche va rendre visite à un neurone habitant mon lobe droit. Après quelques civilités de bon aloi : « Bonjour, comment allez-vous ? », « Très bien merci et vous ? », ils se mettent à travailler sur une idée saugrenue, une picoseconde de dur labeur plus tard, cette idée farfelue jaillie de mon cerveau.

Je lève la main, je pointe mon index en direction de l’homme en noir, je regarde Doddy et je lui crie :

JAMBON ! ! !

J’entends également Mamy crier quelque chose. Et puis soudain, tout semble ralentir. Doddy bondit comme si une botte invisible lui avait botté l’arrière-train.
Ses babines se rétractent, dévoilant une collection de dents dignes de celles de la mer. Son regard placide fait place à des yeux de psychopathe à pattes. Il s’élance à tout berzingue dans le salon comme une fusée poilue. Mathilde et moi nous collons au mur pour éviter de valdinguer sur son passage. Nous suivons l’animal de nos regards éberlués, dans sa course folle. Il nous dédicace son passage éclair d’un fulgurant filet de bave.

A quelques mètres de là, l’homme en noir s’arrête. Il voit le molosse. Il avise sa dentition et sa détermination. Il ne bouge plus, peut-être est-il en train de voir défiler le film de sa vie, qui se termine sur une pierre tombale où est inscrit : « RIP la saucisse » (paix à ton ame la saucisse). Au bout de quelques millisecondes, il bouge enfin et pivote à 90 degrés pour plonger vers l’escalier qui mène au rez-de-chaussée. Doddy patine un peu pour changer de direction, mais finit par plonger à son tour. Je me rue à l’extérieur de l’appartement, juste à temps pour le voir prendre appuie sur ses pattes arrière et décoller vers les nuages ! Je remarque au passage que le plafond de la cage d’escalier est orné d’une ravissante fresque à la gloire des cumulonimbus.

Juste après ça, les canines de Doddy viennent se planter dans les fesses de l’homme en noir !

***

Un crie retentit. L’homme en noir, n’est plus tout à fait en noir. Un gros morceau de survêtement est maintenant accroché aux crocs de Doddy qui s’arrête et secoue la tête pour s’en débarrasser.

L’homme, plus tout à fait en noir, en profite pour ouvrir la porte de l’immeuble, juste assez pour s’y faufiler avant de la refermer sur le museau de son poursuivant. Doddy aboie son désarroi. Un filet de bave sanglant vient s’écraser sur le marbre de l’entrée. J’hésite à descendre ouvrir la porte, mais pas longtemps. Mieux vaut laisser Doddy retrouver son calme. Je rentre à nouveau dans l’appartement de Mamy. Elle est sur le palier avec Mathilde en train de lui parler à toute vitesse dans la langue de Shakespeare, qui lui répond affolée dans la langue de Molière. Je les laisse à leur dialogue de sourdes, et cours vers la fenêtre du salon qui donne sur la rue, juste à temps pour voir une camionnette grise démarrer en trombe, et disparaître au bout de la rue.

Moins de deux minutes après ces événements, nous sommes enfoncées dans les gros poufs, jusqu’aux oreilles, une tasse de thé à la main !

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