Parfum de vengeance (8 min 50 s)

Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai pêché… deux fois !

Ainsi parla l’homme qui venait de prendre place dans le confessionnal en ce début d’après-midi.

De l’autre côté de la grille, le prêtre réajusta son étole violette et s’installa confortablement sur son siège en bois, qu’il avait agrémenté d’un petit cousin.

Parler en confiance, mon fils, il n’est rien que le tout puissant ne puisse entendre, comprendre, et pardonner.

L’homme sembla hésiter :

Je… et s’arrêta.

« Voilà qui est de bon augure », pensa le prêtre, les confessions les plus intéressantes prennent souvent naissance dans le silence.

Je vous écoute, mon fils, délestez-vous du poids de vos péchés, ici vous ne serez point jugé.

L’homme inspira profondément et se mis à parler.

C’était il y a vingt ans mon père, j’ai… commis un crime.

Le prêtre sursauta sur son siège, de peur, mais surtout d’excitation. Un crime, ce n’était pas tous les jours. La plupart du temps, il recueillait des confessions sans intérêt, parfois même il lui arrivait de somnoler, ne rattrapant le fil de la conversation que pour prodiguer son absolution. Il lui fallut quelques secondes pour trouver les bons mots :

Selon la loi des hommes, votre crime s’il y a, est prescrit, mais selon la loi de dieu, je vous enjoins de libérer votre âme.

L’homme inspira à nouveau et poursuivie :

Vous en avez peut-être entendu parler, c’était il y a vingt ans, l’homme le plus riche de la région, retrouvé mort, égorgé ? Eh bien cet homme, c’est moi qui l’ai tué !

Évidemment qu’il en avait entendu parler ! Cette affaire avait fait la une de tous les journaux. Une mort horrible, mais certainement pas un crime. L’homme avait été mordu à mort par son chien devenu fou, la bête avait été retrouvé et abattue dans le parc. Les traces de morsures dans le cou de la victime ne laissaient aucun doute sur les causes de son décès.

Le prêtre poussa un soupir de déception, un affabulateur qui s’accusait d’un crime qu’il n’avait pas commis, il en avait confessé quelques-uns durant les longues années de son sacerdoce. « Eh bien allons-y ! » pensa-t-il, « Un de plus !»

Mon fils, quoi que vous ayez fait, vous n’êtes en rien un criminel, car le responsable était un chien, mort de surcroît, ce qui vous innocente, deux fois.

Il rougit de plaisir, conscient de l’ironie qu’il avait instillé dans sa réponse.

C’est ce qu’ont cru les enquêteurs, qui n’ont pas cherché plus loin, continua l’homme sans paraître s’offusquer, mais la vérité et bien plus cruelle, bien plus terrible.

Le prêtre soupira, croisa les mains sur son ventre en s’affaissant sur son siège :

Je vous écoute, mon fils.

***

J’avais six ans, lorsque mes parents sont morts dans un accident de voiture, encastrés sous la remorque d’un camion alors que je dormais sur la banquette arrière. Je n’avais eu que de légères blessures. Après quelques jours d’hôpital, on me confiait à mon grand-père paternel, dont j’ignorai jusqu’alors l’existence.

Le prêtre se redressa quelque peu, ce début d’histoire avait suffi à éveiller sa curiosité, suffisamment en tout cas pour l’empêcher de piquer du nez dans son aube.

Dès le début, il se montrait bon et prévenant, m’entourant d’affection et m’ouvrant sa demeure, qui à l’époque me paraissait aussi grande que son cœur.

« Un peu grandiloquent » pensa le prêtre pour lui-même, « mais plutôt bien tourné ». Il tendit l’oreille d’intérêt, plus que de nécessité.

Je ne comprenais pas pourquoi mes parents m’avaient caché ce grand père si aimant et si riche, jusqu’à ce jour où…

« Ou quoi ? » se retenu de dire le prêtre.

C’était un dimanche. Mon grand-père allait à la messe tous les dimanches. Je venais d’avoir sept ans. Le matin, il était parti à l’église avec un air soucieux, son dos voûté comme s’il portait le poids d’un terrible fardeau. A son retour il avait retrouvé son allant et souriait sur le chemin qui le menait jusqu’à moi. Je n’ai compris que plus tard ce qu’il était allé chercher ce matin-là.

L’homme marqua une nouvelle pause.

« Bon sang ! » pensa le prêtre, il sait ménager ses effets. Il jubilait dans l’attente de la suite, qui ne tarda pas à venir.

Il était venu chercher l’absolution mon père, pour les péchés qu’il avait commis et qu’il allait commettre.

De quelle nature ? s’empressa de demander le prêtre qui reprenait ses prérogatives.

La réponse de l’homme claqua comme le marteau sur l’enclume :

Charnelles !

Un peu sonné, le prêtre demanda d’une voix hésitante :

Et… de quel chair… s’agissait-il… mon fils ?

De la mienne ! assena l’homme.

***

Le prêtre remua sur son siège, le confessionnal lui sembla soudain exigu. Une perle de transpiration coula dans son dos, et un frisson remonta le long de son échine. Cette histoire prenait une tournure qu’il n’aimait pas. Mais l’homme continua :

Des années qui suivirent, je ne garde que des souvenirs incertains, tant mon esprit a longtemps refusé ce que mon corps subissait. Mais à l’aube de ma quinzième année, quelque chose en moi a changé. Du plus profond de mes entrailles, a émergé une voix, la voix de l’adolescent qui avait tant tardé à éclore, la voix de l’adolescent refoulé par l’enfant qui ne voulait pas ouvrir les yeux. Et dès lors, cette voix n’a plus prononcé en moi qu’un seul mot : « NON ! »

Le prêtre resta figé quelques secondes dans l’écho de ce dernier mot, qui résonna sous les voûtes de l’église. A peine eut-il le temps de reprendre sa respiration, que l’homme poursuivait déjà :

L’amour aveugle que je portais à mon grand-père s’est alors mué en haine, et ce simple mot, ce simple NON, est devenu un ordre, l’ordre que cesse mon aliénation. C’est ce jour-là, que j’ai décidé… de le tuer !

Et sa voix s’éteignit dans un murmure.

***

Mon fils, s’empressa de dire le prêtre, quoi que vous ayez fait, gardez-en le secret, et allez en paix, le seigneur vous pardonne.

Hors de question de partager un si lourd fardeau. Des vols, des coup tordus, même des crimes de sang, il pouvait tout entendre, mais une confession de ce genre, ici, c’était des problèmes à venir, et ce qu’il désirait le plus au monde, c’était éviter les problèmes.

Il avait embrassé la « carrière » d’ecclésiaste en partie pour cette raison. Quand on savait la lire, la bible avait réponse à tout, ou presque, et pour le reste : « à dieu vat ! »

Mais l’homme ne sembla pas l’entendre de cette oreille et repris sa logorrhée :

Mon grand-père avait un berger allemand, qu’il aimait plus que tout …

Moi aussi ! l’interrompit le prêtre, qui voyait là un bon moyen de détourner la confession.

Un hoquet d’étonnement se fit entendre de l’autre côté de la grille.

Moi aussi ! poursuivi le prête, j’ai un chien ! Dieu a créé les animaux pour apaiser les tourments qui nous dévore et …

Justement ! le coupa l’homme, c’est grâce à ce chien que mon tourment a pris fin.

« Idiot que je suis ! » se morigéna le prête, c’est le chien qui a tué son grand-père. Il s’affaissa un peu plus sur son siège.

Ce chien a été l’instrument de ma vengeance, mon père ! Ce chien, une minerve, et les treize écharpes rouges que j’achetais en cachette de mon grand-père.

Tout cela devenait confus aux oreilles du prêtre, qui peu à peu se sentait envahie par un sentiment d’impuissance.

Pendant les jours qui suivirent, je conditionnais ce malheureux animal. Protégé par la minerve, une écharpe rouge autour du cou, je le forcer à me sauter à la carotide. Si vous le permettez, je préfère ne pas m’appesantir sur les méthodes peu catholiques de dressage que j’employais alors.

Le prête respira péniblement, comme si l’air alentour se raréfiait peu à peu.

Deux semaines ont suffi, pour qu’à la vue d’une simple écharpe rouge autour du cou, ce chien placide et affectueux se transforme en fauve sanguinaire !

L’homme marqua une pause, espérant peut-être une réaction… qui ne vint pas. Il poursuivit alors :

C’était il y a vingt ans, le jour de l’anniversaire de mon grand-père. En guise de cadeau, je lui offris la treizième écharpe. La suite, vous la devinez !

Le prête toussa et parla d’une voix mal assurée :

Je ne la devine, ni ne désire la savoir mon fils, ce qui s’est passé ensuite ne regarde que vous et notre créateur.

Je pense que cela regarde tous ceux qui sont ici présent ! tonna l’homme.

Mon… mon fils, commença le prêtre d’une voix chevrotante, qu’attendez-vous de moi ?

J’attends de vous la même chose qu’un prêtre complaisant accorda à mon grand-père il y a vingt-huit ans… l’absolution !

Le prêtre sentit le sang affluer dans ses tempes, ses pupilles se dilatèrent, rendant la faible lumière de confessionnal douloureuse à ses yeux. Cela faisait presque trois décennies qu’il officiait dans cette paroisse, l’ecclésiaste qui avait donnée l’absolution, ce pouvait-il que ce soit lui ?

Il se sentit soudain pris au piège de cette petite prison de bois, la peur le rendant incapable de solliciter sa mémoire, son esprit en proie à mille conjectures : « Cet homme est-il venu pour se venger ? Sait-il qui je suis ? Est-ce qu’il se doute ? Ce n’était qu’un enfant ! Il ne sait pas ! Il ne peut pas savoir ! Dieu essaye de me mettre à l’épreuve, il veut que je répare l’erreur commise. Sa présence ici est un signe du destin, l’absoudre sera absoudre ma négligence. Oui, c’est ça qu’il faut faire, alors je pourrais oublier tout ça ». Il se racla la gorge, leva la main droite et, tout en faisant le signe de croix prononça la formule consacrée.

***

Cinq longues minutes s’étaient écoulées avant que le prêtre n’ose se lever de son siège. Il avait entendu l’homme sortir du confessionnal. Il avait écouté l’oreille collée à la porte le bruit de ses pas diminuant peu à peu, puis finir par s’éteindre. Il avait entendu la clenche de la porte se rabattre lorsqu’il était sorti de l’église.

Maintenant il était seul, et rassuré. L’homme était seulement venu chercher le pardon de dieu, en tout ignorance de son confesseur. En lui donnant l’absolution, le prêtre était sûr d’avoir été lui-même pardonné. « D’une pierre deux coup » se félicitât-il, puis il sortit enfin et inspira profondément, heureux d’avoir retrouvé sa liberté de corps et d’esprit.

D’un pas léger il se dirigea vers le bénitier. Après tant d’émotion, un peu d’eau sur le visage lui ferait le plus grands bien. Il trempa une main dans la vasque et la passa sur son front. Il sentit alors une odeur âcre envahir l’espace, il ne put s’empêcher de jurer : « Bon dieu de bougres de chenapans ! Ils ont versé du parfum dans l’eau bénite ! ». Il s’éloigna mi-fâché, mi-amusé, en s’essuyant la main sur son vêtement, décidément ces enfants de chœur avaient toujours une diablerie en réserve.

Dehors, les ombres effaçaient peu à peu les dernières lueurs du soleil. Il fut accueilli par une douce fraîcheur. Il enroula négligemment son étole autour de son cou, et hâta le pas en direction de son jardin attenant à l’église. A quelque mètre du portail, il s’arrêta brusquement. Ces quelques pas et cet air frais venaient de raviver son esprit critique. Comment n’y avait-il pas pensé ! Cette histoire d’écharpe rouge ne tenait pas la route : les chiens ont une vision approximative, ils ne perçoivent que certaines couleurs et surement pas le rouge, de ça il en était sûr, il l’avait lu dans un magazine, peut-être même pendant une confession ! De soulagement il éclata presque de rire en ouvrant son portail, un affabulateur, voilà ce qu’était cet homme. Il avança dans son jardin. Machinalement, il tourna la tête en direction de la niche, elle était vide. Il allait appeler son fidèle gardien, lorsqu’une légère brise vint raviver l’odeur âcre d’eau bénite qui avait imprégné son étole. Alors, un grognement sourd qui le figea d’effroi resonna dans son dos, et une pensé traversa son esprit, la dernière : « Mon dieu ! Ce n’est pas à la vue de l’écharpe qu’il l’a conditionné, mais à son odeur … ».

***

Caché dans les replis d’un des murs de l’église, l’homme murmura : « Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai péché … deux fois »

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