(Si vous avez une impression de déjà lu, c’est normal, moi j’ai une impression de déjà écrit !)
Mais qu’est-ce qui m’a prise de mettre une robe ? D’ailleurs je ne me souviens pas d’en avoir achetée depuis au moins cinq ans ! Un doute horrible me traverse les oreilles, embrochant mon cerveau au passage. Je baisse la tête vers mes jambes, non mais… je vois mes genoux, et si je remonte, un bout de ma culotte aussi ! Je pousse un cri : c’est la robe de mes six ans ! Mathilde me donne un coup de coude dans les côtes :
« Lola arrête de te faire remarquer, ça va être à toi, soit tu baisses ta robe, soit tu remontes ton slip. »
Je tire comme je peux sur le tissu, à moi ? Mais à moi pour quoi faire ?
Une voix résonne alors sous les voûtes (elles sortent d’où celles-là ?) :
« … pour unir ces deux êtres, sous le regard bienveillant de cette assemblée. Jérémie, acceptes-tu de prendre pour épouse… »
Ce n’est pas possible, dites-moi que je rêve !
« … ADA ici présente. »
Ok, je suis en plein cauchemar.
« Lola, veux-tu bien nous apporter les alliances… Lola ? Looolaaaa… »
***
Voilà pourquoi le samedi matin suivant, je me suis réveillée en sueur. La voix du prêtre… enfin du père… de mon père, a résonné une fois de plus sous les voûtes de mon crâne cette fois-ci, depuis l’entrée :
– Lola, ton amie est là ! Mademoiselle… Louise je crois ?
Hein ? Je m’étais réveillée de mon cauchemar dans un autre cauchemar ?
– Lou, je préfère qu’on m’appelle Lou.
– Lou, bien sûr, je comprends, Louise c’est un peu long, de nos jours il faut économiser les caractères pour parler SMS, twister et … tout ça quoi, pas vrai ?
– Pas vraiment, sur Insta et WhatsApp on n’est pas limité, et c’est twitter, pas twister.
– Certes, certes… Eh bien, je crois que je vais aller faire mon jogging alors.
– Vous voulez dire du running ?
– Hum, oui… la chambre de Lola est au fond du deuxième couloir, tu peux aller lui secouer les puces si tu veux !
– Ok, je vais lui remuer les morpions !
J’ai entendu mon père souffler, comme s’il avait déjà fait trois kilomètres, et la porte a claqué.
Il venait d’éprouver la joie d’une première rencontre avec Lou !
***
– Pas mal ta chambre, tu la partages avec ta p’tite sœur ?
J’avais à peine eu le temps d’émerger de mon lit, que j’étais déjà submergée par la vague : Lou.
– Je n’ai pas de petite sœur.
– Ah, ok, je pensais que les chaussons à oreilles de lapin… enfin bref ! et elle a scanné ma chambre de ses yeux lasers.
J’enfilais mes chaussons. Oreilles de lapin ou pas, un peu de douceur au niveau des orteils, c’était mieux qu’une râpe à fromage au niveau des oreilles.
Après avoir terminé sa visite oculaire, elle est revenue vers moi.
– Jérém’ a pas pu venir, du coup c’est moi qui joue les factrices, et elle a sorti un petit paquet de sa poche.
J’essayais de me reboucher les trous de mémoire, quand on vient juste de se réveiller, le cerveau est plus en gruyère qu’en camembert (par contre pour l’haleine, c’est souvent l’inverse). Réfléchissons : jeudi, Jérémie et moi nous étions quittés au 13ème coup de 13 heures ; avant que nos chemins ne se séparent et que nos cœurs ne se brisent (possible que j’en rajoute), il m’avait dit qu’il y avait forcément une solution. Mais une solution à quoi ?
– Avec ça, on pourra suivre ta nounou à la trace !
– C’est Sveta, pas « ma nounou » et… qu’est-ce qu’elle avait dit ? A la trace ? Les pièces du gruyère se remettaient peu à peu en place, je commençais à avoir une vision plus claire du fromage. Jérémie… m’a dit… qu’il fallait un moyen… de retrouver la boîte… après que Sveta l’ait… dérobée ?
– Wouah ! Par contre toi, à la vitesse où tu vas on risque pas d’te perdre !
Heureusement qu’elle avait souri en disant ça, sinon, j’aurais pu me vexer (d’ailleurs en me relisant, je me vexe !).
Elle a sorti du petit paquet un petit boitier noir aussi grand qu’une pièce de 3 euros (merci, je sais que ça n’existe pas, c’était juste pour dire qu’elle était plus grande qu’une pièce de 2).
– Il faut le placer dans la boîte.
– Ok, c’est une bonne idée mais… c’est quoi l’idée ?
Elle a soupiré :
– C’est un traceur GPS.
– Va falloir que tu développes, parce que niveau GPS, je suis un Noob, si tu vois ce que je veux dire.
– Dac, alors cours de rattrapage pour les nouilles.
J’étais plutôt satisfaite, j’avais enfin réussi à caser mon « Noob » mais… elle ne venait pas de me traiter de nouille là ?
***
A la fin de son exposé sur « l’usage des traceurs GPS à travers les âges », moi et mes chaussons lapin l’avons raccompagné vers la sortie. Juste après avoir franchi le palier, Lou s’est retournée, et pour une fois, plutôt que de l’ironie, j’ai vu de l’inquiétude dans ses yeux.
– Bon, ben merci d’être venue et…
Elle m’a fait un croche-patte à la langue avant que j’ai le temps de terminer ma phrase :
– Attends ! Jérém’ m’a demandé de te donner ça aussi, elle a fouillé dans sa poche et en a sorti le « téléphone de paparazzi », son « charmant » petit rictus ironique a refait une brève apparition, vu que t’es la seule fille du collège à pas en avoir, et… t’hésites pas à … nous faire signe, en cas de…
– De morsure dans le cou ?
– Ouai, si c’est possible, appelle avant d’avoir les dents qui poussent !
– Sinon, je peux compter sur toi pour me planter un pieu dans le cœur, pas vrai ?
Elle a souri de toutes ses dents :
– Tu peux surtout compter sur Jérém’ pour m’empêcher de le faire.
Qu’est-ce que cette phrase sous-entendait ? Il faudrait qu’un jour j’y réfléchisse, mais là, j’avais d’autre crème à fouetter (ici on ne maltraite pas les chats !).
Je lui ai claqué la porte au dos (pas au nez, je suis polie voyez-vous) et je suis retournée dans ma chambre.
L’appartement résonnait de l’absence de mes parents qui m’avaient laissée orpheline pour la matinée. Je récupérais la boîte déguisée en chaussette dans mon placard et la posait sur mon lit, à côté du « traceur GPS ».
Lou avait expliqué que : « C’est simple, le traceur envoie toutes les minutes un SMS contenant sa position. Grâce à une appli, on peut le voir sur une carte. Tout ce que tu as à faire, c’est de le glisser dans la boîte. On pourra suivre ta nounou où qu’elle aille, comprendo ? Ou il faut que je rajoute de la sauce tomate à mes explications ?» Oui j’avais « comprendo », j’étais pas si nouille !
Je regardais le traceur, la boîte et mes chaussons lapin, en me demandant comment cette histoire allait finir (si un auteur passe par-là, un peu d’aide ne serait pas de refus)
Bon, de toutes façons, il était à peine 10 heures et avant ça, j’avais un devoir de géométrie à faire pour le lundi : un problème de cercle qui tournent pas très rond, et je sentais qu’une portion non négligeable de ma vie allait encore être escamotée par une ellipse.
***
À 19 heures ce soir-là (magie de l’ellipse), la porte a frappé les trois coups. Mon père s’est précipité dans le couloir, la queue de sa veste de costume volant comme celle d’une pie. Arrivé haletant près de l’entrée (ça sert à quoi le running si c’est pour suffoquer au bout de trois mètres), il a réajusté son nœud papillon.
Dans l’encadrement de la porte seulement éclairée par la lumière ambrée de la cabine d’ascenseur, elle est apparue, son visage semblable à une île au milieu de sa chevelure qui tombait en vague noires sur ses épaules, ses pupilles dilatées par le peu de lumière qui éclipsaient presque totalement ses iris dont on apercevait plus dans la pénombre que la couronne verte luisant intensément (point, allez à la ligne).
Mon père, visiblement troublé par cette apparition a esquissé un geste qui ressemblait à une révérence, et Sveta, probablement habituée à ce genre de démonstration, est entrée en scène avec élégance. J’étais tellement subjuguée que j’ai failli applaudir.
– Bonsoir, Sveta.
J’ai tourné la tête, pour contempler une autre apparition qui n’avait rien à envier à la première : ma mère, en tenu de soirée.
– Hum, oui, bonsoir, a fait mon père tout en s’écartant pour laisser passer Sveta.
***
– Eh bien… je crois qu’on peut y aller non ? a demandé mon père en réajustant pour la millième fois son nœud papillon qui pourtant était parfaitement droit (je crois que c’est un tic, comme de remettre droit un tableau déjà à l’horizontale, la bancalophobie peut-être ?).
Ma mère venait de détailler pendant cinq longues minutes l’emploi du temps de la soirée et le contenu du réfrigérateur, un peu comme à chaque fois qu’ils sortaient le soir en fait (ça c’est plus de l’ordre du toc je pense).
– Mais oui, c’est bon, allez-y où vous allez rater le début de votre opéra.
Mon père était tout en sourires :
– Oh tu sais, dans un opéra de toute façon, il n’y a rien à comprendre, tu peux rater le début ou t’endormir avant la fin, ça ne va pas changer grand-chose.
Ma mère lui a lancé un regard en dessous de zéro qui lui a refroidi les zygomatiques illico comme s’il avait mis la tête dans le congélo. Il s’est défendu avec des glaçons dans la voix :
– Oui… enfin… je veux dire, ce qui compte, c’est la musique, les costumes, les décors… tout ça quoi.
– Oui, tout ça et le reste, c’est par là-bas, et j’ai poussé délicatement « tic » et « toc » vers la sortie.
Ma mère a bien tenté un dernier conseil :
– Tu…
Mais j’ai pris sa langue de vitesse :
– Et je sais, il y a de la glace pour le dessert, et c’est pas la peine de m’appeler dans cinq minutes pour me le rappeler.
J’ai fait un gros clin d’œil, un gros clin de bouche (je leur ai envoyé un bisou, il n’y a pas de honte, même à presque 12 ans), j’ai fermé la porte sur leurs mi-mines (ça ne leur a pas fait mal, ça veut juste dire : leurs mines moitiés déconfites, moitiés réjouies), et je me suis retrouvée seule dans la nuit… avec Sveta.