Le lendemain, je suis retournée au collège, et après la démonstration de la veille, j’étais presque contente de me retrouver dans la cour avec des surveillants en chair et en os !
Mathilde, ma meilleure amie, s’est précipitée dès qu’elle m’a vue arriver. Elle habite dans le même immeuble que moi. Elle au 1er et moi au 5éme. Mais le matin elle arrive toujours avant, histoire de « prendre la température » (c’est son expression, je ne fais que l’emprunter avec son aimable autorisation). En résumé, c’est un peu de l’ornithologie, mais il faut remplacer les oiseaux par les élèves. Elle écoute le piaillement de la cour pour avoir les dernières infos, croustillantes de préférence. Une sorte de twitter préhistorique quoi ! Quand j’arrive, elle a déjà tout un tas d’histoires à raconter. Mais ce matin-là, c’est moi qu’elle a écoutée.
– Pas possible ! a dit Mathilde à la fin de mon récit, ce truc va vraiment te surveiller quand tes parents seront pas là !
– Ouai, t’imagines, je pourrais pas sortir de chez moi, pas regarder la télé après 21h30 et seulement des chaînes que le bidule m’autorise.
– Pas possible ! Et l’ordi, t’as droit à l’ordi quand même ?
– Oui… dans mes rêves.
– Pas possible ! Mais tes parents sont des MONSTRES !!
– Faut pas exagérer, ils disent que ça les rassure de savoir que GOGOL veille sur moi.
– GOGOL ! Mais faut être un peu perturbé pour appeler ce truc GOGOL non ?
– Euh, là c’était mon idée…
– Pas possible…
Mathilde avait l’air encore plus dépité que moi, mais avant qu’elle ne me resserve un « pas possible » (je suis sûre que ça commence à vous énerver vous aussi), je lui ai dit qu’il fallait qu’on trouve un moyen de neutraliser mon surveillant-espion 2.0.
– Au moins, tu pourras descendre chez moi quand tes parents seront partis !
– Ben ouai, y’a pas de raison qu’ils aillent prendre du bon temps, et que moi je reste seule à la maison, avec la super aubergine en train de me renifler.
– Sauf que pour arriver à échapper à sa surveillance, il va falloir être calé en informatique, je vois pas comment tu…
Mathilde s’est arrêtée net de parler, comme si quelqu’un lui avait mis un revolver dans le dos.
– Qu’est-ce qui se passe ? T’as buggé ? lui ai-je demandé un peu inquiète.
Alors elle s’est mise à agiter son index et remuer les yeux, et m’a dit du bout des lèvres
– Regarde là-bas, y’a ta solution !
– Mathilde, tu peux arrêter ton numéro de ventriloque, c’est vraiment pas au point et en plus je comprends rien… là ? Où ça, là ?
Et je me suis retournée, et je l’ai vu !
***
Pour faire court, ce que j’ai vu c’est Jérémie.
Bon ok, je vais faire un peu plus long, même si ça ne le mérite pas !
Ça, donc, puisque vous insistez, c’est Jérémie, ou bien le « beau Jérémie » comme l’appelle Mathilde, ou bien « Jérémie le garçon le plus craquant du collège », toujours d’après Mathilde.
Alors oui, peut-être qu’il a de beaux cheveux, un beau visage, de belles dents, de beaux yeux, sûrement deux beaux pieds qui sentent bon en plus. Mais est-ce qu’il est beau ? je n’en sais rien et ce n’est pas le problème ! Le problème de Jérémie, c’est qu’il a une terrible maladie : c’est un Geek ; vous savez, ce genre de personne qui voit la vie en pixel et qui sait mieux écrire avec un clavier qu’avec un stylo.
– Jamais ! même pas en rêve j’approche de lui, il doit être contagieux en plus.
– Être Geek, ce n’est pas une maladie mademoiselle, m’a dit doctement Mathilde, même si je dénote une légère poussée de fièvre au niveau de vos joues ! Le beau Jérémie vous ferait-il de l’effet ?
– Non mais, tu dis n’importe quoi ! C’est juste que… je ne parle pas son langage de, de… de robot !
– Il n’empêche, a poursuivi Mathilde avec un air de défi, c’est soit Jérémie 2.0 soit ta courgette espion 2.0
***
Comment je me suis retrouvée devant lui, je ne sais plus ! J’ai senti quelqu’un me pousser dans le dos et puis mes jambes se sont mises en mouvement, et avant que je n’aie le temps d’appuyer sur la pédale de frein, j’étais nez à nez (ah tiens ? Il a un beau nez aussi), avec le garçon le plus craquant du collège… euh… avec Jérémie.
Il a ouvert de grands yeux en me voyant m’arrêter pile devant lui, si près que je pouvais me voir dans ses pupilles. Je confirme que j’avais l’air d’une grosse tomate mûre à point.
– Oui ? a dit Jérémie avec un soupçon de méfiance dans la voix.
– Euh…
Je me suis retournée rapidement dans la direction de Mathilde, juste le temps de lire un « vas-y ! » sur ses lèvres, et puis je suis revenue à ma position de départ comme un ressort. Ouf ! Jérémie avait légèrement reculé. J’en ai profité pour prendre une grande respiration :
– C’est vrai ce qu’on dit ? Que t’es super fort en informatique ?
J’ai cru voir ses joues se teinter de rouge. Jérémie serait-il timide ?
– Ça dépend ? Pourquoi ?
– C’est que… j’ai un problème… qui nécessiterait une personne très calée… mais bon, peut être que je me suis trompée, et j’ai commencé à reculer.
Je sais, c’est une technique vieille comme le monde (environ 4,5 milliards d’années pour ceux que ça intéresse), poser une question et partir, pour que la personne interrogée se sente obligée de vous retenir. Mais là, je me trouvais tellement idiote, que tout ce que je voulais, c’était retourner voir Mathilde pour lui dire que son idée était stupide !
– Et attends ! Peut-être que je peux t’aider, enfin ça dépend du problème bien sûr.
Mince ! La technique ancestrale avait fonctionné malgré moi, et en plus, il était modeste ! Alors, je lui ai tout dis, enfin presque, je lui ai épargné la blague du fou qui repeint… enfin, vous savez quoi.
Au début, il m’a écouté sans broncher. Mais au bout de deux minutes, il s’est mis à tripoter un stylo qu’il avait dans la poche de son polo. J’ai bien cru que je commençais à l’ennuyer avec mon histoire, alors en plein milieu de ma phrase j’ai dit :
– … et le fou dit à l’autre : et elle s’appelle « Revient » ! Et ne l’appelle pas Robert ça pourrait la vexer !
– Hein ? C’est quoi le rapport ? m’a dit Jérémie.
Re-Mince, il écoutait vraiment ce que je lui disais.
– Euh… Rien, c’est que… j’avais l’impression que ton stylo t’intéressait plus que mon histoire.
Un grand sourire façon Joconde (énigmatique si vous préférez) s’est épanoui sur son visage :
– Ah, ça… bon, je crois que j’en sais assez, mon stylo et moi, on va réfléchir à ton problème, à plus !
Et il m’a laissé en plan comme une vieille tomate pourrie.
***
– Et c’est tout ? m’a interrogé Mathilde quand je suis allée la retrouver. Il t’a dit « à plus » et il est parti ! Comme ça ! Mais pour qui il se prend le Geek ! Et d’abord, qui dit encore « à plus » à notre époque ? Elle était furax.
– Les mêmes personnes qui mettent des stylos dans la poche de leur polo je suppose, lui ai-je répondu un brin rêveuse.
À la suite de cette révélation capitale, qui eut lieu à neuf heures zéro zéro, nous allâmes au premier cours de la journée. (Un peu de passé simple, à consommer avec modération !)
***
Comme tous les jours, à mon douzième gargouillis, midi plus ou moins une minute d’après mon estomac, on s’est retrouvée à la cafet’ du collège. On s’est assise à une table de quatre, Mathilde, deux autres copines et moi (2+2=4, je précise, même si vous êtes forts en maths).
La cafet’, c’est un peu comme en cours, mais au lieu de se remplir la tête, on se remplit le ventre, et au lieu de discuter à voix basse, on peut crier sans déranger personne, vu que tout le monde parle bruyamment.
Mathilde ne s’est pas fait prier pour raconter mes mésaventures de la matinée :
– Non mais sérieux ! Il doit avoir un problème ce gars, déjà beau qu’une fille comme Lola lui adresse la parole ! Et lui, il s’échappe, tranquille dans son p’tit polo…
– A poche, ai-je ajouté, très important la poche, pour mettre son p’tit stylo.
– Non mais ils sont malades ces Geeks ! a dit Sarah en vrillant son index sur sa tempe.
– Tu vois, je l’avais dit, être Geek c’est une maladie. J’espère qu’il m’a pas contaminée ?
– On va faire le test, a proposé Amélie avec un sourire en coin. Ferme les yeux !
Je l’ai entendu trifouiller dans son sac à dos, et j’ai senti qu’elle me mettait quelque chose sous le nez.
– Alors ? c’est quoi ça ? C’est quoi ? Cherche mon geek… cherche…
Ok, je crois que j’avais compris son idée. Je me suis mise à renifler comme un chien qui a senti une saucisse et j’ai tiré la langue en haletant comme… euh… un chien qui a senti une saucisse (ce n’est pas évident de trouver une nouvelle image à chaque fois, j’aimerais vous y voir !). Et j’ai débité à toute vitesse :
– C’est un… aiePhone, dorée, j’ai reniflé encore un coup, non… rose ! Doté de 3 micros 4 haut-parleurs, le WIFI, le Bluetooth, une antenne satellite, un ouvre boîte et … une coque en feuille de banane bio !
– Malédiction ! s’est exclamée Amélie, le virus a gagné les zones les plus reculées de son cerveau.
– Une seule solution : l’éradication ! a crié Sarah qui prenait le relai.
Et elle a fait mine de me tirer dessus avec son index pointé en direction de mon front : Pout ! (Elle avait mis un silencieux au bout de son doigt, sinon ça aurait fait : Pan, bien sûr !)
J’ai porté la main à ma tête, après qu’elle soit passée rapidement par mon assiette récupérer un peu de ketchup ; car c’était steak en carton frites en bois au menu.
– Argghhh, je suis mortellement touchée !
Je sentais le ketchup dégouliner entre mes yeux, ça devait être du plus bel effet !
– Mathilde, je te lègue mon dessert, mange-le en souvenir de moi… et pas le contraire je t’en suppliiiiie… !
Et je me suis effondrée sur la table ! Mes trois copines ont éclaté de rire.
***
Je faisais toujours la morte à côté de mon assiette, lorsque du coin de l’œil j’ai aperçu une paire de baskets entrée dans mon champ de vision. Simultanément, les rires ont cessé, et j’ai entendu Mathilde faire un « hum, hum ». Alors, j’ai lentement relevé la tête. J’ai vu apparaître le bas d’un tee-shirt, j’ai continué ma remontée, et mon regard a croisé, oh misère, une poche, puis, oh surprise, un col, et juste au-dessus…
– Oh ! Salut Jérémie ! Ça va depuis tout à l’heure ?
Je prononçais cette dernière phrase en grimaçant comme si j’avais les lèvres gercées.
Il avait son drôle de sourire à la bouche et les joues légèrement teintées de rose. Il m’a dit dans un souffle :
– Rendez-vous à 13h au Club d’Informatique
Et il a continué son chemin jusqu’à une table au fond de la cafet’.
Les filles m’ont regardée, interloquées (voir dictionnaire non fourni pour la définition), j’avais subitement trop chaud.
– Il est craquant ! a soupiré Mathilde, comme si elle avait oublié tout ce qu’on venait de dire.
– Tu vas vraiment aller là-bas ? Chez les Geeks ? m’a demandée Sarah avec un léger tremblement dans la voix.
Je ne sais pas si c’est à cause de cette question en forme d’avertissement, mais un frisson m’a parcouru l’échine, et comme vous le dira tout bon météorologue, la rencontre d’une masse d’air chaud et d’une masse d’air froid provoque souvent des phénomènes orageux. Résultat, j’ai éternué le ketchup qui avait coulait jusqu’à mon nez, et une fine pluie de sauce tomate est venue parsemer le doux visage d’Amélie de taches de rousseur… rouges !