Jamais je n’ai été aussi contente de revoir mes parents. Pour les rejoindre, j’ai fait un triple saut qui m’aurait qualifié direct pour les JO. Les yeux de mon père rebondissaient dans leurs orbites, je sentais bien que mille et une questions étaient en train de frétiller comme des petits poissons dans son bocal à neurones. Ma mère, elle, était blanche comme un réfrigérateur et froide comme un congélateur, elle aurait eu bien besoin d’une double dose de thé, comme naguère (ce n’est pas son prénom je précise, juste un adverbe) le policier.
Je les serrais très très fort dans mes bras, ça valait toutes les tasses d’eau chaude parfumée de la voie lactée (et accessoirement, ça les empêchait de me poser les questions qui devaient leurs démanger la boite crânienne)
Je les ai ensuite pris délicatement par la main, et je les ai emmenés, lentement, silencieusement, pour ne pas trop nous secouer la pulpe, chez nous. Mathilde et les deux agents étaient maintenant postés de chaque côté de la porte ; ils nous ont laissé passer, puis, sans faire de bruit, notre procession est entrée dans l’appartement.
Et puis, le silence et la douceur ont fait place au bruit et à la fureur ! Tout le monde s’est mis à parler en même temps. Mon père et ma mère ont assailli les deux agents de questions ; j’avais l’impression que plusieurs bouches avaient poussées sur leurs visages. Les deux policiers ne semblaient plus savoir où donner de l’oreille.
Un flot ininterrompu de mot à lentement remplis tout l’espace, je ne captai que quelques bribes de conversation :
Homme en noir… tasse de thé … jambon … for the Queen … cumulus …
Tout se mélangeait et, du brouillard de mon esprit embué par les émotions de la soirée, il m’a semblé voir émerger la reine d’Angleterre, en survêt à capuche, à cheval sur Doddy, courant après une saucisse géante !
***
Mathilde s’est approchée, une lueur d’inquiétude dans le regard :
– Est-ce que tu penses à la même chose que moi ?
– Quoi ? A la grosse saucisse qui prend la fuite ?
– Hein ? Non ! Plutôt à la grosse punition qui risque de nous tomber dessus !
– Ben, c’est sûr que sur ce coup-là, on a peut-être manqué de ce jus dons nos parents aimeraient nous remplir le cerveau.
– De quel jus tu veux parler ?
– De jugeotes !
Ça l’a pas vraiment fait rigoler (quelqu’un peut rajouter un jingle flop ?), et devant sa mine déconfite, l’anxiété a fini par me gagner.
Le temps s’est écoulé dans le caniveau de l’histoire, et lorsque la fontaine à parole a fini par se tarir, l’espoir a brillé de nouveau dans nos cœurs (Si ma prof de français lit ce texte, j’espère au moins avoir un A+).
La policière avait raconté les faits, sans mentionner mon évasion calamiteuse et notre tentative d’intrusion manquée qui avait suivie. Au contraire, elle avait insisté sur notre courage, sur la manière dont nous avions mis en fuite le mystérieux homme en noir, et sur tous les indices qu’elle avait pu recueillir grâce à nous. Le petit agent a conclu le rapport par un :
– Et ne vous inquiétez pas m’sieur dame, même si on l’arrête pas, un voleur c’est un peu comme la foudre, ça ne frappe jamais deux fois au même endroit…
Ça n’a pas semblé rassurer mes parents, surtout quand il a ajouté :
– Et en plus, c’est un sacré système de sécurité que vous avez là avec votre OK GOGOL.
Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans la tête métallique de GOGOL, mais il a alors cru judicieux de faire son rapport
– Attention, six personnes détectées, trois inconnues. Dois-je appeler la police ?
Mon père lui a lancé un regard aussi acéré que la lame d’une guillotine. Je crois bien que son destin a été tranché à ce moment précis.
Ma mère s’est approchée de moi et m’a délicatement passé la main sur le visage.
– Lola… tu es tellement blanche !
En réponse, mon estomac a émis un terrible gargouillis. Ma mère qui connaît bien mon langage du ventre a compris de suite :
– Tu n’as rien mangé !
– Euh, c’est que… non… tu sais avec tous ces événements…
Elle m’a caressé la joue du bout des doigts.
– Je vais te préparer un petit quelque chose, et elle a lentement éloigné sa main.
Du coin de l’œil il m’a semblé voir cinq petites saucisses apéritives !
***
Cinq minutes plus tard, elle est revenue avec son « petit quelque chose » : un gros plateau rempli d’amuse bouches/becs/gueules/gosiers, bref, de quoi nourrir tout un zoo de bêtes affamées.
Le petit agent rondouillard ne s’est pas fait prier pour mettre la main au plateau, moi non plus ; au concours du plus gros mangeur, j’allais lui donner du fil dentaire à retordre ! Mais après avoir englouti sept toasts et huit mini saucisses (ou étaient-ce des doigts ?), je déclarai forfait.
Mathilde et moi, on s’est un peu éloigné de mes parents et des agents qui discutaient des formalités à entreprendre dès le lendemain. On était dans le couloir, près de la porte d’entrée toujours entrebâillé, quand l’ascenseur s’est remis en marche. Mathilde m’a regardé avec des points d’interrogation dans les yeux. J’ai répondu à sa question oculaire :
– Aucun risque que ce soit l’homme en noir, un voleur …
– Ouai, c’est comme la foudre… bla bla bla…, mais alors c’est qui ? Parce que ça continue de monter !
Et là, le film de ma descente d’escalier, juste après avoir compris que j’étais enfermée dehors, est repassé dans ma tête en mode « replay » accéléré (relire le chapitre 5 pour les amnésiques ou les poissons rouges) :
L’appel de mes parents à GOGOL… ma mère qui fait un saut… mon père qui la rattrape… la police qui débarque et…
– Le président de la république, c’est le président de la république !
J’ai vu des points d’exclamations sortir des pupilles de Mathilde, ça doit faire mal non ?
Dix secondes après, la Marseillaise a retenti et les motos de la garde républicaine sont sorties de la cabine d’ascenseur et… euh non, c’est mon cerveau qui débloquait encore, c’était juste les parents de Mathilde, suivi de Mamy et de Doddy qui ont débarqués sur le palier.
***
Cette fin de soirée commençait de plus en plus à ressembler à une fête des voisins ! On était maintenant dix, en comptant les animaux et les concombres 2.0… Les parents de Mathilde avaient été mis au courant des événements par Mamy, mais ils avaient préféré monter pour être sûre qu’elle n’ait pas rêvé tout ça en s’endormant devant Mission impossible. La conversation a repris de plus belle. Mon père a ramené des provisions solides et liquides pour nourrir ces nouvelles bouches.
L’agent a remis son titre de plus gros mangeur en jeux, avec Doddy comme adversaire, cette fois-ci, il a perdu !
Souler de bruit et de fatigue, Mathilde et moi nous sommes effondrées sur le canapé, épaule contre épaule, tête contre tête, nos paupières ont clignoté comme les ailes d’un papillon de nuit et, avant qu’elles ne se closent, j’ai eu le temps de voir l’heure affichée sur l’horloge du salon, il était :
– Minuit… l’heure du crime !
– Non, l’heure de dormir, a baillé Mathilde.
C’est elle qui avait raison.