On s’est retrouvée une fois de plus sur le palier d’en face. J’étais prête à frapper les trois coups, lorsque Mathilde d’un geste théâtral a brandi un trousseau de clé.
– Avec ça, pas la peine de rameuter tous les voisins et les chiens du quartier.
– Mais… tu les avais déjà les clés la dernière fois ?
– Ben oui, pourquoi ?
Je l’ai regardée droit dans les yeux, et j’ai bien cru voir passer un petit poisson rouge derrière ses iris couleur océan (il faudra que je pense à lui présenter le mien).
***
A peine avait-on poussé la porte qu’une voix à l’accent britannique a résonné depuis la cuisine.
– O rage! O despair! O enemy old age ! (ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !)
Je ne suis pas très douée en anglais, mais j’ai eu l’impression qu’elle citait du Shakespeare (un genre de rappeur très connu du 16ème siècle).
– Tu crois que Mammy donne une représentation dans sa cuisine ?
– Non je crois qu’elle est en pétard, c’est pour ça qu’elle déclame du Ronsard (Ah ? Ok, alors d’après Mathildapedia on est plutôt sur un poète français 1524-1585).
On a pénétré dans le couloir. Doddy était allongé, ou plutôt roulé comme un vieux tapis râpé, contre un mur où il était en train de dormir.
– Ce chien dort plus qu’un chat, a commenté Mathilde, ou alors il est empaillé !
J’ai souri. A mon passage, j’ai eu l’impression qu’il souriait aussi, sans doute une saucisse avec ma tête venait-elle de faire irruption dans son rêve. Et puis il a laissé échapper un soupir de satisfaction côté pile, qui nous a définitivement rassuré sur son contenu.
On a poursuivi notre infiltration comme deux ninjas, vers la cuisine ou le premier acte de la tragédie semblait terminé. Profitant de cet entracte, nous nous somme introduites, sans nous annoncées, sur le lieu du drame.
Mammy était là, toute en langueur et en longueur (c’est un peu tirer par les poils, je dis ça pour mes lecteurs chauves, mais ça en jette non ?). En langueur, parce qu’elle semblait dépitée comme si la reine d’Angleterre venait d’abdiquer, et en longueur parce qu’elle était debout, grande et immobile comme un poteau télégraphique (moyen de communication d’avant le téléphone, qui est un moyen de communication d’avant l’internet).
En nous voyant, le poteau… enfin, Mammy, a retrouvé un peu d’enthousiasme :
– Oh, Mathilda ay loula, quel joy dé vou voiw dant cet océyant dé twistesse ! (Oh, Mathilde et Lola, quelle joie de vous voir dans cet océan de tristesse !)
– What appends Mammy ? What terrible things ? (Qu’arrive t-il Mammy ? Quelle chose terrible ?)
Mammy a soufflé comme une bouilloire et nous a répondu avec une voix de fin du monde :
– No more tee Mathilda, there is no more tee ! (Plus de thé Mathilde, plus de thé !)
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai trouvé que c’était plutôt une bonne nouvelle.
***
Sur ce deuxième entrefaite (voir plus haut pour le premier), nous nous sommes retrouvées comme par magie (rien de magique en fait, c’est un procédé qu’on appelle une ellipse) dans nos deux poufs sable mouvant favoris. Enfoncées jusqu’au nombril, nous attendions fébriles.
Mathilde n’avait pas l’air plus rassuré. Etait-ce à cause de mon histoire de vampire, ou de ce que Mammy allait nous rapporter de la cuisine ? Elle s’est tournée vers moi :
– J’espère qu’elle ne va pas nous servir son…
– Eye Vouala ! l’a interrompu Mammy, qui était revenu avec un plateau, nous n’ayvont plou dé ti, mais paw la gwâce dé diou, il nous weste dou…(nous n’avons plus de thé, mais par la grâce de dieu, il nous reste du…)
– JELLY ! a terminé Mathilde, et sa voix s’est mise à trembler comme la chose sur le plateau, mon diou, c’est du JELLY !
Mammy s’est approchée et nous a tendu à chacune une petite assiette sur laquelle était posée une délicate cuillère que j’ai supposé venir de son service en argent, ainsi qu’une sorte de flan gélatineux, vert et transparent, que j’ai supposé venir… d’une autre planète.
La chose était agitée de léger tremblement, comme si elle avait froid, et semblait moite et gluante comme si elle avait chaud. J’avais l’impression d’être en présence d’un nouvel état de la matière. Ok, l’état solide, l’état liquide, l’état gazeux, ça je voyais à peu près, mais l’état JELLY, même mon prof de chimie n’aurait pas été capable de me l’expliquer. J’ai pris l’assiette avec beaucoup de précaution car la chose verte semblait vouloir s’en échapper au moindre mouvement un peu trop brusque. Patiemment, délicatement, j’ai ramené la soucoupe et son vert occupant, vers ma bouche. A travers son corps translucide, je voyais que Mathilde affrontait les mêmes tourments.
– Bon happetit ! a jovialement lancé Mammy depuis son fauteuil !
J’ai murmuré :
– C’est de l’humour anglais ?
Du coin de l’œil il m’a semblé voir Doddy pouffé tout en continuant à dormir (vérifiez auprès de vos amis vétérinaires, si un chien peut pouffer en dormant)
Mathilde a souri avec la bouche tout en grimaçant avec les yeux. Elle a pris sa petite cuillère, l’a plongé dans son martien, pour en extraire un martien plus petit, puis a englouti l’extra-terrestre extra-translucide dans un bruit de succion digne d’un film de science-fiction.
– Le truc, c’est de l’avaler sans mâcher, si tu le gardes trop longtemps dans la bouche, tu risques une crise cardiaque des papilles.
J’ai découpé une portion de matière visqueuse, que j’espérais ne pas être létale (c’est plutôt mortel comme mot non ?), je l’ai posée sur ma langue, et je l’ai catapultée vers le fond de ma gorge où, comme sur un toboggan, je l’ai sentie glisser jusque dans ma piscine digestive. Puis j’ai avalé autant de salive que j’ai pu, histoire de noyer cet hôte indésirable que je regrettais déjà d’avoir ingéré.
Mathilde a reposé la soucoupe sur le plateau, j’ai fait de même, considérant que nous avions atteint les limites de la politesse, et qu’aller au-delà risquait de réduire notre espérance de vie.
– Déliciousse n’est-il poynt ? (Délicieux n’est-il point ?) s’est extasié Mammy, le JELLY vous fête oubliyé toute vo soucaye ! (Le JELLY vous fait oublier tous vos soucis !)
Eh ! C’est vrai ! Cette étrange matière avait monopolisé tous nos sens, au point d’en avoir oublié la raison de notre présence (je suis sûre que vous aussi !). Mathilde, visiblement plus habituée à ce type de torture gustative, a repris le fil du chapitre :
– Mammy, on aimerait te poser quelques questions sur la voisine du cinquième, tu sais, celle qui habitait là, avant que Lola n’arrive.
Je ne sais pas si c’était à cause du JELLY (il faudra que je me renseigne sur les étranges substances qu’il contient), mais Mammy semblait soudain aux anges.
– Oh, may bient sour may zenfantes, j’ai twai bient connout Madame Doupont. (Oh, mais bien sur mes enfants, j’ai très bien connu Madame Dupont)
– Madame Dupont, c’était son nom ? s’est exclamée Mathilde, puis elle a murmuré : tu vois, un nom parfaitement commun, a-t-on jamais vu un vampire s’appeler Dupont ?
– Oune dayme tout a fête tcharmante, tje me souviente twé bien de… (Une dame tout à fait charmante, je me souviens très bien de…)
Le truc étonnant, c’est que j’ai l’impression que lorsqu’on est jeune, on redoute les questions, alors que lorsqu’on est vieux, on passe son temps à espérer qu’on vous en pose, et Mammy, ravie de cette opportunité de faire part de ses souvenirs de jeunesse (à l’époque elle devait avoir moins de 120 ans d’après ma datation), se montrait intarissable, au point d’oublier le JELLY, ce qui nous sauva probablement la vie !
Ainsi, nous apprîmes que : Madame Dupond (je sais pas si c’est avec un « t » ou un « d ») vivait seule, qu’elle n’avait pas de famille proche, qu’elle aimait le tricot et qu’elle avait même confectionné un bonnet de nuit pour Doddy (qu’il avait fini par déchiqueter car il préférait dormir tout nu !), que souvent Mammy et elle s’invitait l’après-midi pour prendre le thé, et le JELLY (là, je crois que la mémoire de Mammy lui jouait des tours), que chez elle tout était bien rangé (ça a bien changé depuis), et qu’elle avait une formidable collection de boîte ancienne et que… Mathilde l’a interrompu à ce moment-là :
– Quel genre de boîte Mammy ? (En fait elle avait dit « WHAT KIND OF BOX MAMMY ?» car Mammy est à moitié sourde et complément anglaise, ou l’inverse, mais je crois l’avoir déjà dit, seriez-vous à moitié sourd ou complètement anglais ?)
– Oh de magnifayk boyte, qu’elle twouvé tché les bwocantueur … (Oh, de magnifiques boîtes, qu’elle trouvait chez les brocanteurs…)
Et elle nous a expliqué que tous les samedis, Madame Dupon (ou sans « t » ni « d » ?) arpentait le quartier des antiquaires, à la recherche des fameuses boîtes dont elle remplissait ses placards, ses vitrines et tous les recoins de son appartement.
– Si dje me wappell bient, elle m’a montwé oune bouwat appawtenante a nezpoleont pwemier dje cwoi, céloui que nou avont battut at wouaterlou, ay oun autwe deuye louise quatowze, dje cwoi meme qu’aille avaite oun bwoite kwonténante lay bandadge dou wamsés tri, do you imagine ! (Si je me rappelle bien, elle m’avait montré une boîte appartenant à Napoléon 1er je crois, celui que nous avons battu à Waterloo, et une autre de Louis XIV, je crois même qu’elle avait une boîte contenant les bandages de Ramsès III, vous imaginez ?)
– Eh bien voilà, m’a dit Mathilde, pendant que Mammy poursuivait son monologue, c’était juste une gentille petite personne âgée (ok, elle a dit : une petite vieille) inoffensive, qui collectionnait des boîtes dont elle remplissait sa modeste demeure du sol au plafond.
– Du sous-sol au plafond, j’ai rajouté.
– Exactement !
– Donc fin de l’enquête.
– Et fin de l’histoire ?
Mais apparemment Mammy, elle, n’en avait pas terminé.
– Oh et vout savaite, le plou twiste c’ête la maniew donte elle a péwdou sont mawi… (Oh, et vous savez, le plus triste, c’est la manière dont elle a perdu son mari…)
– Bon, Mammy, je crois qu’on va y aller, we have to go now !
– … Le pow ohm, at été retwouvé morte… (le pauvre homme a été retrouvé mort…)
On s’est extirpé avec difficulté de nos poufs mangeurs d’homme, et je me suis approchée de l’horloge figée à huit heures au-dessus de la télé, pendant que Mammy déroulait ses souvenirs :
– … le queuw, c’aye le queuw qui at latché (le cœur, c’est le cœur qui a lâché)
– Oui, oui, une crise cardiaque ça arrive souvent à cet âge, a diagnostiqué Mathilde, « surtout si on mange du Jelly » ai-je pensé pendant que je remplaçais les piles.
– Oh no my god ! s’est exclamé Mammy, sont queuw a latché, at cowse dou piou qu’ont loui at enfontsé dedant ! (Oh, mon dieu non ! Son cœur a lâché, à cause du pieu qu’on lui a enfoncé dedans)
Je n’ai pas eu besoin de la traduction pour comprendre, et même si la grande aiguille de l’horloge venait de reprendre vie, le temps semblait s’être soudain arrêté.