Auteur/autrice : admin
Dans la peau d’un chef
Dans les yeux du Zardle
Chapitre 14 – Terminus, tout le monde descend
Il n’avait fallu que 122 secondes (c’est un estimatif, j’ai arrêté de compter à 121) et quelques euros, pour débloquer les deux trottinettes électriques nécessaires à notre filature virtuelle. Maintenant, nous roulions à tombeau ouvert (en fait à 20 km/h, mais je n’aurais probablement pas d’autres occasions de placer cette expression avant plusieurs années, enfin j’espère), en direction du portail : des enfers, du paradis, des licornes, ou du néant (rayer les mentions inutiles suivant vos croyances) !
Lou était derrière, accrochée comme un sac à dos à mon sac à dos, et Alex suivait de près sans nous dépasser, pour ne pas entrer dans le champ de vision de la caméra que je portais sur moi (j’avais été élue miss satellite au chapitre précédent). Au-dessus de nous, la Lune pleine qu’aucun lambeau de nuage ne balafrait, et derrière nous, à une distance qui ne cessait de grandir dans mon cœur, Jérémie et Mathilde qui regardaient défiler sur leur écran, nos vies à roulettes.
Les maisons des quartiers habités s’étaient espacées peu à peu, et le bourdonnement rassurant de la ville avait fini par céder sa place aux bruissements inquiétants de la nuit.
J’ai senti l’emprise de Lou se resserrer sur mon dos, un frisson a fait se redresser mes poils comme des plumes, et la peur s’est insinuée insidieusement jusque dans mon cerveau. Qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Dans la rue, en pleine nuit, à la poursuite d’un vampire, voire pire ! (J’espère avoir réussi à vous faire trembler, sinon relisez ce passage à côté de la porte ouverte de votre réfrigérateur)
C’est à ce moment précis que le tribunal a fait son entré sous les dorures du palais de justice situé juste au-dessus de mon palais des délices (sauf quand je mange des épinards) :
« Votre honneur, l’accusée a une fois de plus trahi la confiance de ses parents, je rappelle qu’elle avait promis de ne pas finir au commissariat, je réclame donc la peine maximale !
Non ! Pas le tri des chaussettes à perpétuité par pitié !
Votre honneur, compte tenu des derniers rebondissements de cette affaire, ma cliente a plus de chance de finir enterrée, qu’incarcérée, je demande donc la clémence de la cour (ouf, je m’en sors pas si mal)… à titre posthume. (Arghhh !) »
Heureusement, Alex est venu à notre hauteur, interrompant mon dialogue intérieur :
– On ne devrait plus être trop loin, je viens de voir un panneau.
– Moi aussi, a confirmé Jérémie dans l’oreillette à l’autre bout de la terre, vous n’allez pas tarder à…
Et nous sommes arrivés.
***
Ce qui m’effrayait le plus, ce n’était pas le grand portail rouillé qui trouait un mur de pierre envahi de ronces et de salsepareilles. Ce n’étaient pas non plus les ombres menaçantes des arbres projetées par la Lune et battues par la brise, qui cherchaient à nous saisir dans leurs branchages noirs et griffus. Ce n’étaient pas plus les claquements secs des ailes de chauves-souris qui voletaient au-dessus de nous comme d’ignobles parapluies hématophages (se dit d’un parapluie qui se nourrit de sang, d’après l’encyclopédie mondiale des parapluies). Non ce qui m’effrayait le plus (ok, je vais vous le dire, mais ne vous attendez pas à…), c’étaient ces deux trottinettes, qui n’étaient pas les nôtres ! (Bon, ben voilà, fallait pas s’attendre à…)
– Apparemment, a dit Alex en s’approchant, Sveta a utilisé le même moyen de locomotion que nous.
Lou est descendue et l’a rejoint.
– Et apparemment, elle n’est pas venue seule.
Je les ai regardés, j’ai ouvert la bouche, et c’est la voix paniquée de Mathilde qui est sortie de nos oreillettes :
– Hé ! C’était pas prévu ça, qu’elle vienne accompagner, faut annuler la mission !
Jérémie a pris à son tour la parole :
– Peut-être que ça serait plus prudent, pas la peine de prendre de risque… hein Lola ?
J’ai souri, c’était à moi que Jérémie avait posé la question, ça voulait dire qu’il s’inquiétait pour moi, non ? J’ai réouvert la bouche, et c’est la voix de Lou qui a répondu (non mais… c’est mon journal et je peux plus en placer une !) :
– Quoi ? Mais non ! Si ça se trouve les trottinettes ne sont même pas à Sveta et compagnie, peut-être qu’elles ont été abandonnées là bien avant qu’on arrive, ou qu’elles appartiennent… je sais pas moi, à des amoureux qui viennent faire une balade romantique au clair de Lune.
Dans un cimetière… en pleine nuit… Ouai, Lou avait vraiment une drôle de notion du romantisme.
Mathilde a résonné à nouveau dans nos oreilles :
– Ou peut-être que Sveta est venue avec un ami lycanthrope et qu’ils attendent tapis dans l’ombre qu’une bande de pré-ados simples d’esprit vienne leur servir de boissons et d’amuses gueules !
Silence dans la nuit, j’en ai profité pour demander :
– Et toi Alex, qu’est-ce que tu crois qu’on devrait faire ?
– Tu sais, après avoir eu dans la bouche les mains du Dr Zahnbrecher et les pieds de Sigmund, un cimetière un soir de pleine Lune… et il a souris en haussant les épaules.
Je regardais les deux trottinettes abandonnées contre le mur du cimetière, me demandant qui elles avaient bien pu transporter. Et puis après tout, quelle importance, Lou, Alex et Jérémie n’avaient pas hésité à se lancer avec nous dans cette aventure, je leur devais peut-être d’aller jusqu’au bout, non ? Je tremblais un peu avant de me lancer :
– Ok, on y va !
Et on s’est jeté dans la gueule du lycanthrope.
***
Mon cœur bat si fort quand je m’approche du portail, qu’on doit l’entendre à des kilomètres.
– Lola ! J’entends un bruit de tam-tam, une secte d’anthropophage doit être en train de faire bouillir la marmite, n’entre pas je t’en supplie !
Gagné ! Mathilde l’a entendu à travers le micro intégré à l’oreillette. Je pose ma main sur un barreau, et je sursaute lorsque Lou pose une main sur mon épaule. Je le pousse, le portail pivote en grinçant sur ses gonds, elle me pousse, j’avance en grinçant des dents, et nous pénétrons dans le cimetière, suivi d’une ombre immense et terrifiante… Euh, non en fait c’est juste Alex.
L’intérieur est aussi accueillant que l’extérieur, en tous cas pour des amateurs de nature morte. Autour de nous, plusieurs chemins de terre serpentent entre les sépultures et la végétation. Jérémie nous informe que Sveta est à une centaine de mètres à vol de chauve-souris, et qu’elle ne bouge plus depuis plusieurs minutes. Je réalise qu’il va être difficile de s’orienter dans ce dédale de pierres tombales, et pas le moindre ectoplasme à l’horizon pour nous servir de guide.
– C’est bon, j’ai réussi à trouver une image détaillée du cimetière. Je vais pouvoir vous diriger.
Super ! Jérémie, a enfilé sa casquette de guide fantôme, en route vers les limbes de l’enfer !
***
Pendant quelques minutes, on entend plus que ses indications murmurées dans nos oreillettes, et par moment Mathilde qui claque des dents aussi ! On avance tous feux éteints pour ne pas se faire repérer par… on ne sait pas trop qui en fait ! On se faufile entre des vieilles pierres strangulées par des plantes vivaces. On emprunte des passages dissimulés par des enchevêtrements de ronces. On contourne des mausolées, des petits temples dévorés de lierre, des caveaux humides qui résonnent du lugubre clapotis d’une eau croupissante. On passe à travers des alignements de simples talus de terre décorés de plantes momifiées. On gravit des marches recouvertes de mousse. On enjambe des restes de colonnes effondrées et veinées de racines rampantes. La lumière blafarde de la Lune nimbe la moindre pierre d’une aura spectrale et découpe la végétation en ombres inquiétantes (Voilà, vous avez compris, ce n’est clairement pas un endroit pour organiser une fête d’anniversaire).
Et puis, soudain :
– Lola ! STOP ! Vous êtes piles dessus !
Je me fige comme si j’avais reçu un seau d’azote liquide sur la tête.
– Mathilde, j’ai failli faire un AVC là ! Dessus quoi ?
– Dessus Sveta !
Machinalement je regarde mes pieds, et puis je comprends en même temps que j’entends Jérémie :
– Euh… désolé, j’étais tellement envouté par les images que… je n’ai pas vu que vous aviez rejoint le point rouge et… heureusement Sveta n’est pas là !
– Ouai ! Heureusement, bougonne Lou, mais si le traceur indique cette position, c’est que la boîte elle, doit y être.
Je me tourne vers Alex, son visage s’allume comme une ampoule.
– Quoi ? Vu qu’il n’y a personne, on peut utiliser la torche de nos portables non ?
Lou sort à son tour son téléphone, et balaye les environs. Juste devant nous se dresse un petit bâtiment de pierre fermé par une grille en fer forgé. Il est encadré de colonnes romaines ou grecques (ou made in china, pas le temps de vérifier sur l’étiquette), que des plantes grimpantes utilisent comme mur d’escalade, et surplombées des plus moches gargouilles (c’était juste pour caser le mot « pléonasme »), dont une tire la langue, que j’ai jamais vue.
– Je crois que c’est un caveau familial, nous informe Jérémie par oreillettes interposées, enfin d’après la légende du plan.
– Génial, dit Mathilde, un distributeur de zombie, il manquait plus que ça.
Lou s’approche de la grille et braque le téléphone au-dessus.
– Regardez, on dirait bien qu’il y a une plaque sous les ronces, elle essaye de dégager les épines, et je crois que j’ai trouvé plus piquantes que moi !
Je souris malgré moi, pas sûre que ces ronces soient plus piquantes que sa langue, mais je crois que j’ai de quoi régler le problème. J’ouvre mon sac à dos, et j’en sors :
– Tu te balades toujours avec un sécateur ? me demande ironiquement Alex.
– Ben ouai, ça peut servir, la preuve.
Lou secoue la tête :
– Mwouai, et t’as quoi d’autre dans ton sac à dos, Dora l’exploratrice ?
Je respire bruyamment tout en regardant mon sécateur, finalement, je pourrais bien m’en servir pour couper une langue trop bien pendue non ? Mais Mathilde me sort de ma rêverie sanglante :
– Mince, c’est trop bête, si tu avais dégagé la sonnette, on aurait pas attaqué le livreur à coup de clavier.
Hum, oui, c’est pour ça que je l’avais pris en fait, mais que voulez-vous, quand on a un petit poisson rouge dans la tête… Enfin bref, je me hausse sur la pointe des pieds et je tranche la langue piquante et bien pendue… du buisson de ronce.
Je recule un peu hébété, Alex pointe le faisceau lumineux du téléphone vers la plaque, maintenant tout le monde peut voir ce que je viens de lire, le nom de la famille qui habite cette dernière demeure :
« Dupont » !
***
Un nuage passe au-dessus de nous, une ombre glisse sur le sol, un frisson remonte jusqu’à mon oreillette et s’envole jusqu’à Mathilde, qui me demande d’une voix tremblante :
– Lola, tu crois que… c’est bien… qui je crois ?
Je me mords la lèvre, un léger goût de sang réveille mes papilles.
– Ben… difficile à dire, Dupont, c’est un nom très commun après tout.
Sa voix se fait encore plus fébrile :
– Oui mais là, à ce moment de l’histoire, à cet endroit, ça peut pas être le hasard, non ?
Jérémie s’immisce dans la conversation :
– Euh… Lola, qu’est-ce qui ne peut pas être… un hasard ?
Je me tourne vers Lou et Alex, comme si je m’attendais à le voir :
– Dupont, c’est le nom de la personne qui possédait la boîte.
– Celui qui est mort avec un pieu dans le cœur ! ajoute Mathilde.
Cette dernière précision arrache un sourire à Lou :
– Eh bien c’est plutôt une bonne nouvelle non ? ça veut dire qu’on est près du but, y a plus qu’à aller lui rendre une petite visite post-mortem, et elle pose sa main sur la poignée de la grille.
Et contre toute attente, la grille s’ouvre sans émettre le moindre son de protestation. Apparemment, les portes de l’enfer ne sont pas fermées à clé, et elles sont bien huilées !
***
Un bruissement, une ombre furtive qui s’échappe entre nos jambes, deux petits cris de chien de prairie.
– Lola, qu’est-ce que c’était, suffoque Mathilde, c’est moi qui vais faire un AVC si ça continue.
– Hum… je crois que ça devait être un rat ou un truc dans le genre, et pour le cris ben… c’était moi et…
Lou agite son téléphone devant elle :
– C’est bon… je crois que… la voie est libre, le… truc a décampé, enfin j’espère. Va s’y Alex, à toi l’honneur.
La silhouette massive d’Alex pénètre par l’ouverture, Lou et moi nous regardons, pas vraiment rassurées. Jérémie interpelle sa sœur :
– Lou tu peux éclairer l’entrée, qu’on puisse voir ce qui se passe… au cas où.
On ne voit plus que le dos d’Alex qui s’éloigne vers le fond d’un long couloir. Sur les murs latéraux, on aperçoit des carrés de marbre gravés d’inscriptions indéchiffrables.
– Des tombes, murmurent Mathilde, il y a probablement des cercueils derrière ces murs, de toutes les mauvaises idées qu’on a eues ce soir, je crois que celle-là est bien la pire !
Et puis, Alex disparaît ! Ma respiration s’accélère, j’interroge, la gorge nouée comme si j’avais une corde de pendu autour du cou :
– Alex ?
Mathilde transforme ma question en exclamation en y ajoutant au moins cent décibels :
– ALEX !!!
Je suis en train de me dire qu’elle a raison, que la chose la plus sensée à faire est de partir en courant et en criant, quand Alex réapparaît, en courant, et en criant.
Lou me lance un regard qui ressemble à une fusée de détresse pendant que Mathilde hurle à nous faire exploser les oreillettes.
– Fuyez !
Je suis tétanisée, mes jambes refusent de bouger, à côté de moi, Lou semble également incapable du moindre mouvement, c’est vraiment dommage de se trouver des points communs au moment où tout va se terminer. Alex apparaît dans la lumière du téléphone et voilà, la dernière image transmise sera celle de son visage… qui sourit ?
***
– Je l’ai trouvée ! La boîte, elle est au fond !
Il me faut quelques secondes pour m’apercevoir que je suis toujours vivante, parce que vu l’endroit où on se trouve, ça n’a rien d’évident. La résurrection de Lou est plus rapide que la mienne, en tous cas, celle de sa langue :
– Non mais ça va pas la tête ! J’ai failli… enfin Lola… enfin, nous deux, on a failli mourir ! Je croyais que des zombies te couraient après pour te…
Je me suis réveillée :
– Sucer la moelle avec une paille ?
– Ouai, avec une paille, après t’avoir passé au mixeur.
J’aurais pas dit mieux. C’était bien la première fois (ou peut-être la deuxième à bien y réfléchir) qu’on était sur la même longueur d’onde.
A l’autre bout du monde, Jérémie pousse un immense soupir de soulagement :
– Wouaw, tu nous as fait sacrément peur ! Mathilde est à deux doigts de s’évanouir.
– A un doigt, confirme l’intéressée, d’ailleurs si ça ne dérange personne, je m’évanouie, et on a entendu un bruit mat : « plaf !»
Quoi ? Elle avait vraiment perdu connaissance ?
– Mathilde ? Mathilde !
– Ok ! ça va, je suis toujours là ! Mais si vous pouviez arrêter de vouloir me tuer toutes les cinq minutes, mes parents n’ont pas prévu d’enfant de secours.
Un rire caverneux s’échappe du caveau, les zombies auraient-ils de l’humour ? Non, c’est Alex, et apparemment le clair de lune favorise la contagion car tout le monde se met à rigoler, même les gargouilles sur leurs colonnes. Il semblerait qu’on soit tous en train de perdre un peu la boule. Et puis subitement, Alex s’arrête de rire :
– Et si on allait sérieusement s’occuper de la boîte maintenant ?
***
On pénètre dans le caveau, sans prendre la peine de s’essuyer les pieds (ils n’ont pas l’air de s’en faire pour la poussière ici). Lou éclaire les murs, les plaques dévoilent leurs inscriptions : Dupont, suivie de la date de décès. Plus on s’éloigne de l’entrée, plus on remonte le temps, et puis Alex s’arrête, le faisceau de sa torche numérique illumine de nouvelles plaques datant d’avant le siècle dernier, on y distingue plus de Dupont, mais des noms à consonances d’ailleurs.
– Je me demande… dit Jérémie dans l’oreillette.
– Si « Dupont » ne serait pas un nom d’emprunt ? termine Lou.
Mathilde qui ne s’est pas complètement évaporée demande alors :
– Et pourquoi est-ce qu’on ferait une chose pareille ?
– Je ne sais pas ? dit Alex en s’éloignant, et sa voix résonne entre les murs du tombeau, peut-être parce qu’on a des choses à cacher.
Je hausse les sourcils, c’est pas tout ça, mais j’aimerais mieux ne pas trop trainer dans le coin (des fois qu’un mort ressuscite pour aller au p’tit coin, parce que l’éternité ça doit paraître long quand on a une envie pressante), je demande :
– Comme une boîte par exemple ?
Mais il n’est plus là !
Lou tourne son téléphone vers le fond, le couloir continue sur la droite, nous avançons pour nous retrouver nez à dos contre Alex, qui se décale pour nous laisser voir, ainsi qu’à nos téléspectateurs :
– La boîte !
Il n’y a qu’un simple mur, lézardé par endroit, noirci à d’autres, et au milieu duquel, elle se trouve, à moitié encastrée. Une lumière qui ne provient pas de nos téléphones semble l’éclairer. Je lève la tête, et je vois la Lune, à travers l’ouverture qui perce le plafond.
On se regroupe tous autour de l’objet du désir (même si perso je désirerais être le plus loin possible de cet objet).
– Super, on l’a trouvée, mais y’a que moi que ça inquiète de savoir où est passée Sveta, et avec qui ?
– Je crois que si elle est quelque part, c’est derrière ce mur Mathilde, répond Alex.
Je m’approche de la boîte, j’essaye de la faire bouger mais elle est solidement fixée. On a dû utiliser de la super-glue spécial pierre tombale : « la glue qui colle à mort, garantie a vie ! » (Si vous avez besoin d’un slogan publicitaire, n’hésitez pas à m’écrire).
Jérémie me murmure à l’oreille :
– Je crois que j’ai vu quelque chose Lola, tu veux bien reculer ?
C’est demandé si gentiment, je m’exécute.
– Regarde les traces noires, on dirait qu’elles partent à l’horizontale de la boîte vers le mur de gauche.
Je me tourne, il y a une encoche dans le mur, à la même hauteur et de la même hauteur que la boîte (c’est clair ou j’en rajoute ? Bon ok…).
– C’est une porte coulissante !
– C’est surement ça, dit Jérémie, et l’encoche sert à faire passer la boîte lorsqu’il glisse à travers le mur de gauche.
Lou tourne son téléphone vers moi, en position interrogatoire :
– Et donc, la boîte serait une sorte de clé selon toi ?
– Selon-nous, tu veux dire, précise Jérémie (merci de me soutenir dans cette épreuve).
Alex a l’air dubitatif (enfin je suppose, parce que dans la pénombre, c’est dur de distinguer les adjectifs), je détaille :
– Je dirais plutôt une serrure… dont la clé serait… un œil !
Lou pointe la lumière vers son menton, une mine diabolique se peint sur son visage.
– Eh bien, il n’y a qu’à essayer pour voir si tu as raison, et elle colle ses deux mains sur la boîte.
– Attends ! dit Alex, qui met fin précipitamment à ses interrogations muettes par ce point d’exclamation sonore, avant, il vaudrait mieux s’assurer que rien ne nous attend derrière, non ?
– Et comment tu comptes faire ? demande Mathilde à distance, en collant ton oreille bionique au mur ?
– Mathilde, tu es géniale ! répond Jérémie, vous allez tous utiliser votre oreille bionique !
– Hein ? comment ça ? Moi, géniale ? Mais pourquoi ? (Oui, pourquoi ? Est-ce que quelqu’un ici a compris quelque chose ? Si oui, qu’il se lève et qu’il parle ! Euh… après réflexion, vu l’endroit où on se trouve, je préfère qu’il se taise à jamais !)
Lou retire ses mains :
– Je crois que j’ai pigé ! Jérém’ sera notre oreille d’or pendant les prochaines secondes.
D’accord, encore un de leurs célèbres numéros de transmission de pensée, il faudra que je pense à contacter un cirque.
– Retirez tous vos oreillettes, et collez-les au mur !
Le micro de notre oreillette, c’est ça notre oreille bionique ! Jérémie, tu es vraiment trop fort ! J’extrais le bout de plastique de mon conduit auditif et le place sur le mur.
– Maintenant, plus un bruit pendant dix secondes, murmure Lou, et elle baisse son téléphone, et un silence de mort tombe sur nos épaules, comme une pelletée de terre sur un cercueil.
***
J’ai l’impression, que lorsqu’un de nos sens s’éteint, l’imagination s’allume. Une multitude de craquements, de suintements, de sifflements et de tout ce que le dictionnaire peut compter de mots dégoûtants en « ment », viennent parasiter mon ouïe, impossible de distinguer les vrais des faux, et la peur, tenue à l’écart par la lumière jusqu’à présent, sort de sa tanière et rampe jusque dans mes viscères. Pour calmer mon angoisse, j’imagine Jérémie, le casque sur les oreilles, concentré comme un sous-marinier à l’affût du moindre son trahissant la présence ennemie. Dans ce lieu où le temps n’a plus cours, les secondes semblent s’écouler à l’envers : 10, 9… c’est long, si long… 8, 7… si ça continue, j’aurais atteint la puberté avant la fin… 9, 5… voir la ménopause (demandez à votre grand-mère pour plus d’informations), 4, 3… je ne demande pas grand-chose, juste un petit signe de vie, 2, 1… et le mur se met à sonner !
Et le mur se met à parler ! Ou plutôt Mathilde. On remet rapido nos oreillettes, un flot ininterrompu de mots couverts par une sonnerie de téléphone vient noyer marteaux enclumes et étriers :
– Lola ! C’est la cata ! C’est ta mère qui appelle ! Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? Qu’est-ce qu’…
– Calme-toi ! lui dis-je d’une voix tout sauf calme, tu n’as qu’à… décrocher et coller le téléphone sur ton micro !
Lou et Alex me couvent de leurs regards, est-ce que vraiment j’ai une tête d’œuf ? Mais pas le temps d’y réfléchir, la voix de ma mère poule jaillit dans nos oreilles :
– Mathilde ?
J’avoue, le son de sa voix me rassure instantanément, c’est un des nombreux pouvoirs magiques de ma mère, un sourire éclos dans mon cœur et vient fleurir sur mes lèvres (vous pouvez réutiliser ce bout de phrase pour une prochaine fête des mères, il n’y a pas de copyright)
– Non maman, c’est moi Lola, ta fille, tu m’appelles pourquoi ? Pour me dire qu’il y a de la glace dans le congélateur ?
– Euh non, c’est juste que… ton père et moi…
J’entends la voix de mon père :
– Surtout toi !
– Oui, ton père et surtout moi, voulions savoir, si tout se passait bien ?
Lou et Alex font un concours de gros yeux, comme si la réponse était écrite dans le blanc de leur globe oculaire.
– Eh bien… tout va bien, on est en train de… faire un… jeu de rôle… qui se passe dans un… cimetière ?
J’entends Lou soupirer.
– Ah, vous jouez à vous faire peur si je comprends bien ?
– Oui, c’est ça, mais pour de faux.
– J’avais compris. Et vous avez mangé ?
– Oui, ne t’inquiète pas, et le livreur de pizza ne devrait pas avoir de séquelles…
Alex s’arrête de respirer.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
– Euh, non, c’est que j’ai confondu avec un des personnages du jeu. On a mangé et tout va bien, et là on m’attend pour mon tour.
– Ah bien, je te laisse alors, ne vous couchez pas trop tard, et mon père intervient à nouveau :
– Bonne nuit, mon poussin !
Fin de la communication, et avant qu’un silence gênant ne s’installe :
– Ouai, mon père m’appelle « poussin ».
Maintenant, j’ai vraiment l’impression d’avoir une tête d’œuf.
Je résume la situation pour moi-même : je ne viendrais pas de mentir à ma mère ? En fait, en tordant un peu la réalité, on est bien en train de jouer à se faire peur dans un cimetière non ? Ok, je laisserai ma conscience faire avec ça plus tard. Retour au direct, Jérémie refait surface :
– On a eu chaud ! Bien joué Lola !
– Ouai ! me complimente Lou (dans le genre compliment, difficile de faire plus court), Jérém’ côté sonar ? Tes oreilles ont détecté quelque chose ?
– Rien, les hauts parleurs sont restés muets…
– Comme des tombes, termine Mathilde.
Ce n’est pas la phrase la plus rassurante que j’ai entendue ce soir, mais ça n’a pas l’air de perturber Lou :
– Parfait ! et elle replace ses mains sur la boîte.
Alex s’écarte pour laisser les rayons de notre satellite sélénite éclairer l’œil endormis à travers l’ouverture du plafond. Un clic qui nous fait sursauter, il soulève sa paupière et se met à pivoter frénétiquement, puis se referme dans un clic qui nous fait soupirer.
Rien, il ne s’est rien passé, le mur est toujours là, tristement immobile, comme tous les murs en fait.
***
Les grandes espérances sont souvent les mères des grands désespoirs ! (C’est une note pour mon prochain premier cours de philo… dans quatre ans)
Lou retire ses mains, croise les bras et m’apostrophe :
– Apparemment, ton hypothèse n’était pas la bonne, ma chère !
Je ne comprends pas, la serrure, la clé, l’œil, qu’est-ce qui cloche ? Et la solution plope soudain dans mon cerveau (je me permets cette invention n’ayant point trouvé de verbe adéquat, que les puristes cruciverbistes veuillent bien m’en excuser).
– Ce n’est pas mon hypothèse qui cloche, ma chère, c’est ton œil !
Alex plope à son tour (voilà ! maintenant que c’est passé dans le langage courant, vous pourrez l’utiliser dans vos rédacs) :
– Mais t’as raison ! la clé, ça ne peut-être que l’œil de Sveta !
Lou me fait un quart de sourire (c’est la seule fille que je connaisse qui sache faire ça) :
– Pas bête, mais je suppose… que tu n’as pas pensé à ramener un œil de ta nounou dans ton sac à dos ? Pas vrai Lola ?
Ben voyons ! On est là dans un caveau rempli de cadavres, dont certains sont peut-être encore chauds, et elle trouve encore le moyen de faire du sarcasme ! Je sens mon sang se transformer en lave, et mon crâne en cône volcanique, mais au lieu d’un flot de magma, c’est une idée qui en jaillit (synonyme de plop) :
– Eh bien, tu supposes une fois de plus bien mal très chère, parce que justement… Mathilde, tu te rappelles quand on discutait par SMS samedi dernier ?
J’ai l’impression de la réveiller :
– Hein ? De quoi tu… et puis la connexion se fait (pas la peine d’avoir la 4G) Alex, tu peux me donner ton numéro de téléphone ?
– Euh… oui si tu veux, je te le donne, comme ça on pourra… enfin… Jérémie peut te le dicter.
Je le soupçonne de baisser son téléphone pour qu’on ne le voit pas rougir.
– A quoi vous jouez les filles, vous nous faites un numéro de transmission de pensée ?
Chacune son tour Lou ! Au bout de quelques secondes, un Bzzz chatouille la main d’Alex qui relève la tête incrédule :
– Je crois… que j’ai reçu un message ?
Il touche l’écran, une photo apparaît et après un temps de réaction digne d’un escargot empaillé :
– Mathilde, Lola, vous êtes géniales ! Je suppose que c’est …
– Un selfie avec Sveta ! termine Mathilde, que j’ai l’impression de voir sourire jusqu’aux oreillettes.
Lou secoue la tête, elle aussi sourit aux quatre quarts (sûrement un réflexe incontrôlé). Alex zoome jusqu’à ce qu’un œil vert remplisse l’écran, ses doigts et sa voix hésitent un peu :
– Ça y est… on a la serrure… on a la clé… et on a la pleine Lune… on va pouvoir ouvrir la porte…
Des enfers ! Et je réalise que c’est grâce à moi, et que j’aurais mieux fait de me taire !
***
J’ai les yeux fermés, je sens mon cœur qui bat, ce serait une bonne nouvelle, si tout le reste ne battait pas aussi. Je suis prise de tremblement, dans quoi me suis-je fourrée, dans quoi nous ai-je tous fourré ! J’essaye de me calmer, de respirer lentement, peu à peu je reprends le contrôle, je me frotte le sourcil gauche. Ok ! On va ouvrir la porte, jeter un coup d’œil derrière, et rentrer tranquillement terminer cette soirée pyjama geek.
Je relève mes paupières, Alex tient le téléphone devant l’œil. Est-ce que la boîte dort ? Est-ce qu’elle est en train de rêver ? De quoi les rêves de boîtes sont-ils faits ? Pas le temps de répondre à ces questions métaphysiques, que Lou presse ses mains sur les bords et que l’œil sort de sa catalepsie. Personne ne bouge dans le caveau, ni femme, ni homme, ni œil, et puis, un CLANG résonne (ça me rappelle un autre CLANG qui s’était plutôt mal terminé), et le mur se met à glisser dans un bruit de tremblement de terre.
***
Et le silence retombe sans faire de bruit (c’est la nuit du pléonasme ou quoi ?). La lumière de nos deux téléphones inonde le gouffre béant qui vient de s’ouvrir. On entend plus que nos respirations saccadées. Lou s’approche prudemment de l’ouverture, le bras tendu pour faire reculer l’obscurité, comme on fait reculer un animal sauvage avec une torche (en tous cas dans les films ça marche). Maintenant on aperçoit de l’autre côté du mur qui n’est plus là, un escalier de pierre qui descend dans les entrailles de la terre !
– Woua ! murmure Alex, où est-ce que ça peut mener ?
Mathilde s’excite dans nos oreilles :
– Ah, non ! ça ne va pas recommencer, avec vos questions : qu’est-ce que c’est, à quoi ça sert, ou est-ce que ça mène ? Je vais vous le dire moi où tout ça va nous mener, à la catastrophe !
– Peux être, dit Lou en reprenant son souffle et en continuant d’avancer comme si elle était aspirée par la bouche minérale, mais c’est quand même dément, il y a surement des galeries creusées sous le caveau, on peut juste descendre les premières marches pour voir un peu plus loin non ?
– Bon sang, mais t’as rien compris ! hurle Mathilde, il y a probablement un piège ! Il y a toujours un piège !
Je ne sais plus quoi penser ni dire, heureusement Jérémie intervient avec douceur :
– Lou, s’il te plait n’avance pas, Mathilde à raison, rien ne dit que la porte ne va pas se refermer si tu franchis l’ouverture, il vaut mieux rentrer maintenant… non ?
Je regarde Lou, et dans ces yeux sombres, je vois le combat éternel entre l’ombre et la lumière se jouer ?
– Ok ! dit Alex, j’ai peut-être une solution pour ménager la chèvre (Lou ?) et le chou (Mathilde ?).
Et puis, il disparaît à nouveau !
Pendant quelques secondes, j’hésite entre panique et perplexité, et, alors que je suis sur le point d’abandonner tout amour propre pour me mettre à crier comme une cinglée, il réapparait, avec une tête sous le bras, et je me mets à crier comme une folle !
***
– Lola ça va ?
– Oui ! oui ! ça va Jérémie, c’est juste Alex… il a décidé que le lieu et le moment étaient bien choisis pour nous présenter… son nouvel ami.
Alex tend une gargouille devant ma caméra :
– Euh… désolé Lola, c’est tout ce que j’ai trouvé… et il pose la tête sur le trajet du mur coulissant, pour empêcher la porte de se refermer.
Lou éclaire l’hideuse créature.
– Cool ! Maintenant qu’on est sûr de ressortir, on peut franchir la porte des enfers non ?
– Pas plus d’une dizaine de marches, tu me le promets Louise ?
C’est la première fois que j’entends Jérémie appeler sa sœur Louise ! Le moment est solennel.
– Oui, Jérémie, promis ! et elle pose le pied sur la première.
Et contrairement aux prédictions de Mathilde, rien ne se passe. Soupirs collectifs. Gagnée par ce premier succès, Lou enchaîne une deuxième puis une troisième marche, puis se tourne vers moi sans rien dire. Ok, j’ai compris, je franchis le passage à mon tour et m’engage dans l’escalier. Elle me sourit puis continue sa descente. C’est alors que la voix saccadée de Jérémie parvient à nos oreilles.
– Att..en..dez, ça… dé…croche..
Du haut de l’escalier, Alex se penche vers nous :
– Ça passe plus là où vous êtes, Lou donne-moi ton téléphone.
Elle me le tend, je le donne à Alex qui me l’échange contre le sien avant de s’éloigner de quelques pas.
– C’est bon, s’impatiente Mathilde, on a récupéré le son et l’image, et si on vous récupère aussi ça m’arrange. On va dire que le jeu de rôle « panique au cimetière » est terminé maintenant, non ?
Je rejoins Lou sur sa marche, l’escalier continue en dessous de nous, la lumière n’est pas assez puissante pour nous dévoiler sa mystérieuse destination. Je murmure :
– Je crois qu’il vaut mieux remonter, Louise.
Elle glousse (je ne savais pas qu’elle savait glousser) :
– Je crois que tu n’as pas tort, Lola.
J’en conclus que ça veut dire que j’ai raison, et je lève ma jambe gauche pour projeter mon pied sur la marche précédente. Alors qu’il entame sa descente, je m’aperçois que la marche est constituée de deux parties différentes, comme couper par le milieu, l’une étant plus claire que l’autre. Le bout de ma basket touche la partie la moins sombre, puis, dans un réflexe millénaire hérité des premiers hominidés, mon centre de gravité bascule tout le poids de mon corps sur le côté gauche, et je sens mes orteils se comprimer dans ma chaussure, avant que sa semelle en caoutchouc ne vienne s’aplatir de quelques dixièmes de millimètres sur la pierre. Un petit bruit qui n’a rien de caoutchouteux clac alors à nos oreilles. J’arrête mon mouvement, mes yeux se précipitent dans le coin de mes orbites, j’intercepte le regard de Lou sur le côté, sa bouche s’arrondits dans un signe universel de surprise, et un bruit de tremblement de terre envahi l’univers !
***
Premier battement de cœur, je vois le mur glisser en haut des marches. Deuxième battement de cœur, Lou saisit ma main et bondit vers l’avant. Troisième battement de cœur, Mathilde hurle des mots que je ne comprends pas. Quatrième battement de cœur, Alex apparaît dans l’ouverture du mur. Cinquième battement de cœur, il fait de grands gestes désordonnés. Sixième battement de cœur, et combien de marche encore ? Septième battement de cœur, le mur atteint la tête de la gargouille. Huitième battement de cœur, le mur et le temps s’arrêtent. Neuvième battement de cœur, la gargouille et le temps se fissurent. Dixième battement de cœur, la dernière chose que j’entends, c’est mon prénom prononcé par Jérémie. Onzième battement de cœur, la dernière chose que je vois, c’est cette tête hideuse qui me tire la langue, et qui explose. Douzième battement de cœur, le mur se referme complément. Treizième battement de cœur, Lou lâche son téléphone, et l’escalier disparaît dans une gerbe de lumière, et la somme de nos températures chute de 72 degrés.
A suivre ?
Chapitre 13 – Les geeks au clair de lune
Ding, dong… la douce mélodie binaire avait retenti à nos oreilles avant de monter se perdre dans le soleil couchant de ce samedi soir de printemps.
Pendant que Mathilde et moi patientions sur le palier, je repensais à la semaine écoulée (oui, je vous refais le coup du flash-back !).
Dimanche midi : mon père ouvre le congélateur, y glisse la main, puis le nez, puis la tête tout entière, et en ressort les sourcils givrés et les lèvres gercées. Il me fait part de sa découverte avec effroi :
– La glace… elle a disbaru !
Apparemment le « p » aussi a disparu. Je me racle la gorge et émets une hypothèse :
– Hum… peut-être que le lutin du réfrigérateur l’a… mangée ?
Mon père éternue en guise de réponse. Son front se plisse sous l’effort de la réflexion, mais heureusement pour moi ses neurones patinent dans la semoule surgelée de son cortex frigorifié.
Ma mère entre dans la cuisine et lui tend un mouchoir qu’il saisit pour y faire disparaître son nez dans un bruit de trompette cabossée.
– Je grois que j’ai adrabé un rub de cerveau. Qu’est-ce que je disais déjà ?
Son lobe frontal a probablement été submergé par un tsunami de jus de narines, désolé papa, mais au moins je suis tranquille pour un moment, d’autant que ma mère change de conversation :
– Lola, j’ai appelé la mère de Jérémie pour votre « soirée » de samedi prochain…
– Super ! Je peux y aller alors ?
– Oui bien sûr, mais… tu me promets que tu ne feras rien que tu ne ferais ici ?
Ok, l’emploi de la double négation ça se transmet de mère en fille apparemment. Je mets la main bâbord sur le cœur et lève l’autre (je vous laisse devinez laquelle) :
– Je jure solennellement que cette fois-ci ça ne se terminera pas… au commissariat !
Elle semble seulement convaincue au tier, je me précipite dans ses bras pour combler la fraction manquante :
– Merci maman !
Mon père redresse son appendice nasal rougis par son expédition polaire :
– Hein ? Guoi ? j’ai radé quelque chose ?
Lundi Matin : on se retrouve dans la cour du collège en mode « complot ». Amélie et Sarah rodent, les yeux et les oreilles en alertes maximales. Elles aimeraient bien faire partie de la « bande », mais si on veut rester discret, il vaut mieux ne pas transformer notre « club des cinq » en « clan des sept » (j’avoue, j’ai emprunté quelques vieux bouquins mités de la Bibliothèque Verte à Mathilde).
Lundi Midi :
– Alors les filles, qu’est-ce que vous nous cachez ?
Sarah et Ameli nous dardent de leurs oreilles. J’ai des scrupules à l’idée de leur mentir, après tout ce sont mes amies, alors j’en dis le minimum :
– Rien, c’est juste que Samedi, on est invitée à une soirée pyjama chez Jérémie.
– Un rendez-vous ? Chez lui ?
– Il va te présenter à ses parents !
– Et te mettre la bague au doigt !
Et voilà, avec elles, le minimum c’est déjà trop.
– Non mais… qu’est-ce que vous êtes en train de vous imaginer, c’est juste une soirée Geek, c’est pas un dîner romantique en tête à tête avec bougies, violons et tout le tremblement !
– Surtout que je serais là, a ajouté Mathilde…
Ouf ! Merci.
– …pour jouer les chaperons, tenir la chandelle, et au moment crucial… jouer du violon et tout le tremblement.
Super ! Mes pommettes se transforment en rosettes, mais au moins, Mathilde a fait diversion.
Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi : Grosso modo, voir lundi (sinon dimanche on y sera encore).
Samedi : je me réveille anxieuse et plus du tout sûre de vouloir connaître la vérité sur Sveta. C’est vrai qu’elle est étrange et qu’en sa présence j’ai l’impression de faire du pédalo dans une couscoussière, mais même si son objectif était de récupérer la boîte, je pense qu’elle m’aime bien, et c’est réciproque. Je m’habille en version mikado (gestes lents et mûrement rééééfléééchiiiis), et au final mon reflet dans la glace me remercie. Une fois présentable, je prépare un sac à dos avec affaire de nuit et supplément gratuit, « au cas où, dés fois que ». Je sors de ma chambre et lance un dernier regard à mes chaussons lapin, j’ai l’impression qu’ils me font leurs gros yeux humides, mais je connais la technique, je claque la porte.
Samedi, fin d’après-midi : Ma mère me sert dans ses bras comme si je partais au bout de l’univers (qui au passage n’en aurait pas d’après la théorie de l’expansion sur laquelle je ne vais pas m’expandre), alors que je vais à peine plus loin que le bout de la rue.
– Tu nous appelles avec le téléphone de Mathilde quand tu arrives, Ok ?
J’en profite :
– Ça serait pas plus simple si j’avais le mien ?
Avant qu’elle ne réponde, mon père débarque sur le quai d’embarquement et me tamponne le front d’un gros baiser baveux.
– Allez, amuse-toi bien… mon poussin !
Arghh ! Je lui grimace un sourire (ou l’inverse), et je claque la porte.
Voilà, fin du flash-back (vous savez tout, ou presque !)
***
Six jours plus tard, la porte s’est ouverte et le père de Jérémie est apparu. Comment je savais que c’était son père sans jamais l’avoir vu ? Eh bien l’équation était simple, c’était Jérémie + 20 : à peu près vingt ans et à peu près autant de kilos de plus, mais le même regard timide et le même sourire bienveillant.
– Bonjour Mathilde… et Lola… je suppose ?
– Mais oui, pas la peine de supposer, qui veux-tu que ce soit, deux scoutes venues nous vendre leurs cookies rassis ?
Et ça, c’était la mère de Lou, aucun doute possible ! Mathilde qui avait une boîte à la main a cru bon de préciser :
– Euh… Je les ai faits cet après-midi, ils sont tous frais.
Un rictus familial est apparu sur le visage de Lou mère :
– Ah ! Ah ! j’ai tapé juste ! elle nous a fait un clin d’œil, vous n’êtes pas deux scoutes rassies ? Eh bien tant mieux ! Dans ce cas, on vous échange la maison contre un ou deux biscuits.
On s’est regardé en coin. Le père de Jérémie a tenté de nous rassurer :
– On profite de votre « soirée pyjama » pour rendre visite à des amis, à quelques rues d’ici, on vous laisse entre jeunes, mais ne vous inquiétés pas…
Sa femme (je suppose qu’ils ne vivent pas dans le péché) qui semblait s’impatienter lui a alors coupé la parole :
– Inquiètes ? Mais ces deux jeunes filles n’ont pas l’air inquiètes le moins du monde ! elle a ouvert la boîte que tenait Mathilde, en a extrait deux cookies, puis a regardé sa montre, Je ne voudrais pas qu’on arrive en retard, il est déjà « apéritif moins dix », amusez-vous bien ! et elle a passé le pas de la porte pendant qu’un cookie passait le pas de sa dentition.
Son mari (déduction de ma supposition précédente) a haussé les épaules, tellement que j’ai cru qu’il allait se les déboiter, mais non, et il lui a emboîté le pas.
– Dans ce cas … bonne soirée les filles ! Et en cas de problème …
– Il n’y a aucun problème…, a terminé Madame Lou mère la bouche pleine, … qu’un grand gaillard d’un mètre quatre-vingts et quatre pré-ados de tailles moyennes ne sauraient résoudre, et elle a pris la main de Monsieur Jérémie père, pour l’entrainer dans une folle échappée.
On les a suivis du regard jusqu’à les voir disparaître au bout de la rue.
– Wouaw ! s’est exclamée Mathilde, ça, c’est une sacrée speciwomen !
A peine avait-on refermé la porte derrière nous que la voix d’une autre « speciwomen » (bienvenue au club) a traversé les étages pour venir claquer à nos oreilles.
– Bougez-vous ! On vous attend… au-dessus de la cuvette !
J’ai levé les yeux au plafond :
– Comment pourrait-on refuser pareille invitation ?
***
Avant d’émerger complètement des toilettes, je passais en vue périscopique pour sonder discrètement le lieu et ses occupants.
Depuis la fenêtre du toit en pente, tombait un morceau de ciel où le soleil achevait de dessiner la lune. Assis devant un écran posé contre un des murs, trois silhouettes se découpaient dans l’étrange lumière numérique qui projetait sous les combles des ombres oniriques, et …
– Lola ! Si tu pouvais avancer, j’ai pas l’intention de m’endormir sur les toilettes, c’est une soirée pyjama geek, pas gastroentérite !
Ok, j’ai remballé mes figures de style et j’ai franchi les dernières marches.
Jérémie s’est retourné pour m’accueillir un sourire aux dents, suivi d’Alex dont la mine réjouie s’adressait plus à Mathilde qu’à moi (ou alors je me fais des idées ?), suivi de Lou qui souriait également… de nous voir ? En tout cas c’est ce que j’ai cru pendant une systole (ou un battement de cœur, pour les plus romantiques), jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche :
– Le point rouge, il bouge !
Super ! On était arrivé juste pour le début du film, avec des cookies en guise de popcorns.
***
Le demi-cercle autour de l’écran s’était agrandi pour nous inclure dans son périmètre. Serrés comme des quartiers d’orange, nous scrutions le point rouge comme si c’était un point noir (d’après mon dermatologue, c’est un point d’un millimètre qui se voit à un kilomètre).
Jérémie a alors cliqué sur un bouton (toujours d’après mon dermatologue, c’est une pustule remplie de pixel), et une vue satellite est venue remplacer le plan qui s’affichait à l’écran.
– Ouah ! s’est exclamée Mathilde en ouvrant sa boîte, on se croirait vraiment dans un roman d’espionnage, et elle a commencé sa distribution de rondelles cacaotées.
– C’est bizarre, a dit Alex après avoir ingurgité un biscuit.
– Quoi ? J’ai pourtant suivi la recette.
Il lui a fait un sourire aux pépites de chocolat :
– Non, je parle de la carte, il me semble reconnaître cet endroit.
Jérémie s’est un peu plus rapproché de l’écran.
– On dirait bien le collège, et là, il me semble que c’est la route qui… Lou a terminé sa phrase en même temps qu’elle terminait son cookie :
– … passe devant chez nous.
– Quoi ! Sveta vient par ici ? s’est étranglée Mathilde.
Alex lui tapotait dans le dos pour faire passer les grumeaux pendant que Jérémie manipulait la souris pour agrandir la partie visible de la carte.
– Ça, c’est la maison, il a indiqué une cible représentant notre position, si elle continue sur sa trajectoire… elle va passer à proximité dans quelques minutes !
Je me suis tournée pour tenter de rassurer Mathilde, d’une voix qui ne l’était pas vraiment :
– Mais elle peut très bien changer de direction avant, pas vrai ? Et puis de toute façon, elle ne connaît pas Jérémie, comment pourrait-elle savoir où il habite ?
– Je sais pas moi, grâce à ses supers pouvoir par exemple !
Ok, je n’avais rassuré personne, pas même moi, et Lou a cru nécessaire de rajouter sa touche personnelle : elle a pris un autre biscuit et l’a placé à côté du point rouge.
– Sveta n’est plus qu’à un cookie de la maison. Enfin, n’était… et elle a ingurgité son biscuit mesureur.
***
Je n’ai jamais lu la liste des effets secondaires sur les paquets de cookies, mais je suis à peu près sûre qu’il n’y ait pas mentionné : transpiration excessive, augmentation du rythme cardiaque et hyperventilation. Pourtant, ce sont exactement les symptômes que j’ai ressentis en voyant le point rouge se rapprocher de nous. Et je ne devais pas être la seule, même Lou s’est arrêtée de mastiquer. Tous nos regards étaient verrouillés sur l’écran où l’écart entre la cible s’était réduit à la taille d’une pépite. Jérémie a zoomé, et le point a momentanément disparu de l’écran. Maintenant, on pouvait distinguer le toit de la maison et sa fenêtre. Mathilde a levé la tête comme si elle s’attendait à voir une caméra à travers le hublot carré.
– Je suppose que tu sais que les images ne sont pas en directe ? lui a fait remarquer Lou.
– Par contre, la position de Sveta, oui ! a soufflé Jérémie alors que le point rouge réapparaissait, et… il a aspiré ses derniers mots, je crois qu’elle est juste devant !
Et… une fenêtre est venue se superposer à la carte, et… l’homme en noir nous a sauté au visage !
***
Mathilde blanchit instantanément comme si on lui avait jetée une tarte à la chantilly au visage, la bouche de Jérémie s’ouvre tellement qu’un métro pourrait y entrer, les yeux d’Alex sont à deux doigts d’être éjectés de leurs orbites, Lou recrache un morceau de cookie, et moi… un peu de tout ça à la fois !
Derrière la limace en chocolat qui glisse sur l’écran, une silhouette humanoïde, vêtue de noir, grande et massive, et sous le casque de laquelle on devine des yeux qui n’appartiennent surement pas à Sveta.
– Et ça c’est en direct ? hurle Mathilde.
Jérémie secoue la tête, incrédule :
– Oui ! C’est… la caméra de l’entrée… elle se déclenche lorsqu’il y a quelqu’un sur le palier, mais je ne sais pas qui…
Un phénomène étrange se produit alors dans ma tête, le lutin qui y habite (en compagnie de mon petit poisson rouge), probablement pour éviter que mon cerveau ne déclare forfait, actionne le levier qui fait passer du mode : acteur, au mode : spectateur. Je me vois alors sourire à Mathilde et m’entends lui chuchoter comme si nous étions au cinéma :
– C’est probablement… l’homme en noir.
Elle pousse un deuxième hurlement qui déclenche un deuxième phénomène : le film des évènements est désormais en noir et blanc, muet, et un petit pianiste se met à jouer sur un petit piano vermoulu.
***
Lou pivote sur son siège, ses lèvres bougent, mais je n’entends que des notes, heureusement un panneau s’affiche devant sa tête :
Je me tourne vers l’écran, il n’y a plus personne, le film est déjà fini ? Ou bien il faut changer de bobine ? Jérémie tend l’oreille :
Un accord résonne sur le piano désaccordé, Alex ouvre la bouche mais aucun son n’en sort, nouveau panneau :
Mathilde devient livide, elle me regarde comme si son œil allait tourner mayonnaise :
Un panneau géant affiche l’humeur du moment, c’est la :
La petite musique reprend de plus moche (penser à appeler l’accordeur de piano cérébral). Lou se trémousse sur sa chaise comme si elle l’entendait elle aussi :
Alex bondit vers le bric-à-brac électronique et en sort un vieux clavier mécanique qu’il brandit comme un gourdin préhistorique, dans ma petite boîte à musique, mon petit pianiste se met à jouer une marche militaire.
***
Nous émergeons tour à tour des toilettes sur la pointe de la pointe des pieds. Alors que je sors, il me semble entendre ma mère écrire sur un tableau noir :
Maman ! Ce n’est vraiment pas le moment !
Alex a pris la direction des opérations en version homme de Neandertal 2.0 à lunette. Nous le suivons à travers le dédale du 1er étage, nous fondant comme des inuits dans l’obscurité, nous avançons vent de face de peur que le prédateur ne devine notre présence. Arrivés au sommet de l’escalier, nous faisons halte. Plus un bruit (mon petit pianiste a dû avoir ses vapeurs car il a mis les voiles). Nous ne parlons plus. Les yeux ont remplacé nos oreilles, et les doigts nos bouches. Alex indique l’escalier, puis il le pointe l’index vers lui et ajoute et agite le majeur pour mimer un homme (avec une jambe plus courte que l’autre) qui descend. Nous le voyons disparaître peu à peu, je me demande si nous le reverrons un jour. L’attente commence, interminable, les secondes s’égrènent dans le grand taboulé de la vie… et se termine presque aussitôt dans un fracas assourdissant suivi du bruit sourd d’un corps qui tombe.
Et puis, comme si ça ne l’était pas déjà, tout devient vraiment confus. Une multitude de jambes, dont une voir deux semblent m’appartenir, dévalent les escaliers. Plusieurs bras s’emmêlent les doigts à la recherche de l’interrupteur du salon, et finalement la lumière jaillit d’où elle doit jaillir, et éclaire le champ de bataille.
***
J’ai l’impression qu’une boîte de scrabble vient d’exploser dans le salon, il y a des touches de clavier partout dont certaines sont peut-être bien des dents de l’individu qui gît à terre. Une main me saisit alors le poignet, mes yeux grimpent le long du cubitus de sa propriétaire (c’est un os du bras qui selon moi n’a rien à faire ici) et finissent par rencontrer les yeux bleus de Mathilde qui sont probablement descendus par son humérus (bon, celui-là, ok, pourquoi pas, dans le bras). Elle bafouille alors d’une voix horrifiée :
– L’homme en noir… Alex a tué l’homme en noir !
Super, j’ai récupéré le son et l’image en couleur ! Hein quoi ? Qui a tué qui ?
Alex a le clavier édenté dans la main, il le regarde comme s’il essayait de faire un mot triple avec les lettres restantes, j’ai l’impression que lui aussi a pris un coup sur la tête. Jérémie se précipite vers l’homme en noir :
– Il a l’air de respirer, qu’est-ce qu’on fait ?
– On l’attache ! crie Mathilde, s’il est pas mort, on le saucissonne avant qu’il se réveille !
Alex revient lentement à lui :
– J’ai vu une ombre franchir la porte, sa gorge se serre, je pensais pas avoir frappé aussi fort… heureusement le casque… j’aurais pu…
Son monologue du larynx est interrompu par une sonnerie. Lou, qui est restée à l’écart, sort un téléphone de sa poche, Je m’approche d’Alex, pose une main sur son épaule, et lui dit doucement :
– Tu as fait ce qu’il fallait Alex, tu as fait : ce qu’il fallait ! (Contact rassurant et répétitions, c’est une technique psy, ma mère serait fière de moi)
– Euh… pas forcément en fait, dit Lou en remettant son téléphone dans la poche.
Jérémie se tourne alors vers sa sœur :
– Qu’est-ce que…
– C’était maman, elle appelait pour avertir qu’elle nous avait commandé des pizzas… et que le livreur n’allait pas tarder.
***
– Hein… quoi… qui… qu’est-ce…
Tels sont les premiers mots bafouillés par l’innocente victime, que nous avons fait passer de sa position couchée en position assise sur le canapé. Il porte la main à son casque, dont la visière est maintenant relevée, comme s’il y cherchait une bosse :
– …qui s’est passé ?
Mince ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir lui répondre, à part : « C’est rien, on vient juste de vous fracasser le crâne avec un clavier, parce qu’on vous a pris pour un vampire ».
Mathilde lève la tête vers le plafond tout en repoussant discrètement les touches éparpillées sous un fauteuil. Je m’approche de lui en regardant du coté de Jérémie, il me sourit en se mordillant la lèvre, bon je crois que faute de candidat au casting, le rôle est pour moi, je me lance :
– Heu… je pense que vous avez dû heurter… le chambranle de la porte un peu fort en entrant.
Il me gratifie d’un regard ferroviaire (dans ce contexte, je crois que ça veut dire hagard, mais vérifier auprès de votre agent SNCF), tout en dodelinant de la tête, comme si son hémisphère droit était en train d’apprendre à danser à son hémisphère gauche.
– Le chambranle ? pause, Voyez-vous ça ? re-pause, et qu’est-ce donc que ceci ? longue pause… le chambranle ? Hein ?
Aie, le voilà qui s’exprime dans le langage de Molière avec le débit d’une personne qui aurait abusé de boisson (du genre schnaps), le choc a été plus rude que prévu !
– Oui, enchaîne Mathilde, qu’est-ce donc que ceci ?
Elle aussi est encore sous le choc apparemment. Je ne réponds pas que c’est une méthode de détournement de l’attention connu sous le nom de « noyage de poisson », mais plutôt que :
– C’est l’encadrement de la porte, dont vous avez mal évalué la hauteur semble-t-il, mais rien de grave, rassurez-vous.
– Ouai, rien de grave, poursuit Lou en me faisant un clin d’œil, heureusement, vous l’avez pas cassé.
Je crois qu’à sa manière, elle a compris le principe. Le regard du jeune homme semble jouer à saute-mouton jusqu’à elle.
– Aaaaah… et bien… vous m’en voyez ravi… belle demoiselle. Il conclut sa déclaration en lui faisant une révérence. Alex et Jérémie le rattrapent in extremis avant qu’il ne s’écrase une deuxième fois sur le sol.
– Et… poursuis le bossu (car je suppose que son casque en héberge au moins une) de notre drame (bon, faut pas exagérer, c’est pas du Victor Hugo non plus) en souriant à Lou, aurions-nous rendez-vous ? Que je me trouve là, assis… tout près de vous ?
Mathilde me murmure à l’oreille :
– Lola, il faudrait pas appeler une ambulance ? Je crois qu’on lui a sérieusement amoché la caboche ? Quand on commence à faire des rimes, c’est qu’on a besoin d’aspirine… non ?
Je commence à me demander moi aussi, si une assistance médicale ne serait pas la bienvenue pour au moins deux personnes dans cette pièce théâtrale.
Jérémie et Alex m’encouragent du regard comme s’ils pensaient que j’avais la moindre idée de ce qu’il fallait faire. J’ai l’impression que c’est maintenant eux qui sont en mode spectateur. Je me baisse à hauteur du fêlé (je suppose que son casque cache également une, voire deux fêlures).
– Monsieur (en fait, je ne suis même pas sûre qu’il soit majeur), ce n’est pas un rendez-vous, c’est une livraison…
– Une livraison ? Oui, c’est cela, vous avez raison ! Surement quelques fleurs, que je destine à votre sœur… pour attiser les battements de son cœur. Il lève un regard enamouré vers Lou, accompagné d’un sourire auquel il manque une canine (Misère, j’espère qu’on ne va pas la retrouver sous le fauteuil avec les touches) !
– C’est pas mon cœur qui bat, c’est mon ventre qui gargouille. Et en guise de fleur, je me contenterais d’une marguerite… au fromage !
Ce dernier mot semble agir comme un électrochoc (comme tous les mots que prononce Lou en fait), le jeune homme se relève subitement comme si un téléphone avait sonné dans sa tête.
– Pizza ? Oui d’accord madame, cinq pizzas… dans trente minutes… la sonnette ? Sous le lierre ? D’accord, bien compris ! et il se précipite vers la sortie, en baissant la tête au passage de la porte.
24 secondes plus tard, il revient les bras chargés de cartons, qu’il dépose sur la table du salon :
– Euh… désolé d’être entré sans prévenir mais… je n’ai pas trouvé la sonnette et… la porte était ouverte alors…, il nous regarde comme s’il nous voyait pour la première fois, c’est bien vous qui avez commandé cinq pizzas ?
Oui, c’est bien nous, merci ! Nous le raccompagnons jusqu’au portail, il enfourche sa monture, crie quelque chose qui ressemble à « Hi ! Haaa ! », fait demi-tour, et alors qu’il part en zigzaguant sur la route, nous découvrons sur le coffre de son scooter le nom de la pizzeria… qui nous laisse sans voix :
Parfois, je me dis que la personne qui écrit dans le grand livre de la destinée, doit être un peu fêlée elle aussi.
***
C’est bizarre, mais j’ai l’impression que plus on se remplit le ventre, plus on se vide la tête. En tous cas, maintenant que nous étions tous affalés sur les canapés (oui, il y a aussi des canapés jumeaux chez Lou et Jérémie), avec chacun une part de Pizza, on se sentait beaucoup plus détendu.
– Enfin, a dit Mathilde un morceau de reine dans la bouche, ça commence vraiment à ressembler à une soirée pyjama. Parce que jusque-là, c’était un peu du grand n’importe quoi non ?
Alex a rigolé à travers son bout de Pizza carnivore.
Jérémie en hôte attentionné, voyant que j’avais fini ma part, m’en a proposé une autre :
– Tu veux partager un morceau de ma Quatre Saisons ?
J’ai soupiré :
– Oui, je veux bien partager le printemps, l’été, l’automne ou l’hiver avec toi, il a souri et m’a tendu une part qu’un fil de fromage reliait encore à la sienne
Lou nous a regardés :
– Vous allez pas nous rejouer la scène du spaghetti de la Belle et le Clochard par hasard ? (Note explicative pour ceux qui n’ont pas vu le film : regarder le film !).
Pendant une minute, on a plus entendu que la petite musique de nos dents (en dos majeur car aucun de nous n’a de noire sur son clavier. Eh ouai ! je fais du solfège) et puis, comme si elle continuait une discussion qui n’avais jamais commencée, Mathilde a posé la question :
– Mais… si le livreur de pizza n’est pas Sveta, elle est où alors ?
***
– Elle est là !
On était remonté dans le grenier en troisième vitesse (impossible de passer la quatrième avec le ventre lesté de pizza au fromage). Jérémie avait recentré l’écran sur le point rouge, qui était maintenant sorti des limites des habitations.
– On dirait que par-là, il n’y a plus âme qui vive, a fait remarquer Mathilde en tremblant, où est-ce qu’elle peut bien aller ?
Lou s’est approché à son tour de l’écran, sa lumière lui dessinait des ombres étranges sous les yeux, elle a répondu d’une voix lugubre :
– Elle va là où les âmes des morts se retrouvent… et elle a pointé une zone remplie de petite croix blanches, au cimetière !
On a tous déglutis comme si on avait une croute de pizza coincée dans la gorge. Question mise en scène, Lou avait réussi son coup !
Le temps de digérer sa prophétie, le point rouge s’est arrêté de bouger, et la prédiction de notre grande prêtresse s’est réalisée.
– Bon, a dit Alex en levant les yeux de l’écran, qu’est-ce qu’on fait ?
Comment qu’est-ce qu’on fait ? Assommer un livreur de pizza, ça ne lui suffisait pas ? Et puis maintenant que Sveta était avec la boîte dans un cimetière, pas la peine de tenter le diable, elle pouvait très bien s’en charger sans nous, non ?
– Euh… Je pense qu’on peut rien faire de plus, mis à part finir nos pizzas, et continuer notre soirée pyjama !
Voilà, je pensais exactement la même chose, merci Mathilde.
– De toute façon, on ne peut pas savoir ce qu’elle va faire, vu que les images satellite, comme tout le monde le sait, et elle a grimacé à Lou, ne sont pas en : « diiiirect !».
J’ai eu l’étrange sensation qu’une fois de plus, sa phrase en plus était une phrase en trop, car j’ai vu une étrange lueur s’allumer dans les yeux de Jérémie. Il s’est tourné vers Lou, et l’étrange lueur a semblé sauter comme un feu follet dans son regard. Elle a plongé sous la table (apparemment, ils sont aussi très fort en plongeons sous la table dans cette famille), et après quelques secondes de farfouillage, est remontée…
– Avec ça, on aura des images en direct.
Et ça… c’était une caméra embarquée !
***
Et ça… ça nécessitait quelques explications pour les deux noobs que nous étions (Mathilde et moi, je ne vous ai pas compté, mais vous pouvez ajouter un si vous voulez faire partie du paquet de nouilles). Et donc, Jérémie nous a expliqué que :
– C’est une mini caméra, elle se fixe sur la poitrine, les images sont transmises grâce au téléphone, il l’a allumé… et une image horrible est apparue sur l’écran !
– C’était ma glotte, a ricané Lou en retirant la caméra de sa bouche, juste pour vous montrer qu’elle fonctionne même en absence de lumière.
C’est sûr que si on cherchait de la lumière, c’est pas dans Lou qu’il fallait regarder.* Mathilde a eu une moue de dégoût :
– Et qu’est-ce qu’on est censé faire avec ça ? Un documentaire sur l’intérieur de Lou ?
J’ai alors vu défiler sous mon crâne la bande annonce de l’émission « Lou Insight, la vie d’une pré-ado vue de l’intérieur » avec gros plan sur sa glotte, suivi d’une plongée dans son œsophage, et… heureusement, Alex a interrompu mon aventure intérieure avant le tube digestif.
– Si j’ai bien compris, quelqu’un va jouer le satellite, c’est ça ?
– Oui, a dit Lou, il faut juste savoir qui on va mettre en orbite.
J’ai machinalement frotté mon sourcil gauche, parce que j’avais l’impression que certaines choses commençaient à échapper à ma compréhension :
– Euh… ne me dites pas que vous voulez qu’un de nous aille jusqu’au cimetière tourner un film d’horreur en caméra embarquée ?
Un rire s’est échappé de la gorge de Mathilde comme si sa glotte à elle, était en pleine dépression nerveuse :
– Mais non, ça serait stupide d’aller seule, la nuit, dans un endroit infesté de rat, de chauve-souris… et de morts vivants ! elle venait de crier sans s’en rendre compte.
Un rictus familier s’est dessiné sur le visage de Lou :
– C’est vrai, ça serait complétement stupide d’y aller seule. C’est pour ça qu’on va y aller à plusieurs !
***
Ma mère dit souvent que ma tête est une boîte à idées saugrenues, mais là, c’était là chose la plus saugrenue que j’avais jamais entendue !
– Bon, qui vient alors ? a demandé Alex, qui semblait carrément enthousiaste à l’idée d’une balade au milieu des tombes au clair de Lune, parce que moi, je suis partant !
Jérémie s’est levé, mais avant qu’il ne se propose, Lou est intervenue :
– Jérém’, il vaut mieux que tu restes pour nous diriger à distance, de nous deux c’est toi qui sait le mieux te servir de tout ça, non ?
Je l’ai senti hésiter, mais il a repris sa place, à regret.
– Ouai, peut-être qu’il vaut mieux… que je reste.
Mathilde a sauté sur l’occasion :
– Je reste aussi, on ne sera pas trop de deux pour… appuyer sur les boutons et… tout ça quoi.
Lou s’est tournée vers moi, ses yeux étaient comme deux oursins, qu’elle a plongés dans les miens :
– Lola, toi aussi tu veux appuyer sur les boutons et tout ça, je suppose ?
Je sais ce que vous vous dites (grosso modo ce que je suis en train d’écrire) : que Lou était en train de me provoquer pour me forcer la main, c’est la technique bien connue de « l’asticotage ».
Si mon petit poisson rouge avait pris le temps de respirer un bon bol d’eau et de faire trois tours de bocal, il n’aurait pas mordu à l’hameçon et j’aurai peut-être répondu que « oui, bien supposé, je vais rester tranquillement derrière l’écran pendant que des zombis à paille te siroteront la cervelle sur une pierre tombale ». Mais au lieu de ça, la chose la plus saugrenue que j’ai jamais entendue est sortie de ma bouche :
– Tu supposes une fois de plus bien mal ma chère, car je ne laisserais à nulle autre que moi le soin d’écrire la fin de cette histoire !
Mathilde a ouvert des yeux plus grands que sa bouche :
– Mais Lola… tu ne vas pas…
Lou a souri jusqu’à découvrir ses canines, apparemment oui, j’allais…
Voilà comment on s’est retrouvés Lou, Alex et moi, dans la rue, à huit heures, un soir de pleine Lune, équipés comme dans un « Mission impossible », avec Jérémie et Mathilde en petits Mozart du clavier (Flash info historique : Mozart avait une sœur !).
***
– Allo allo Lola, tu me reçois ?
– Oui elle te reçoit, et on te reçoit tous au cas où t’aurais toujours pas compris, et pas la peine de nous crier dans les oreillettes, on est pas encore gâteux, a répliqué Lou.
La voix rassurante de Jérémie a remplacé celle de Mathilde :
– Sveta se déplace maintenant à l’intérieur du cimetière, il faudrait se dépêcher sinon on risque de rater le plus intéressant.
J’avoue, l’idée d’arriver après la fin du film ne m’aurait pas dérangée, surtout si les pré-ados aventuriers sans cervelle au sens figuré, finissent décervelés au sens propre dans un grand final sanguinolant. Mais je ne voulais pas décevoir Jérémie, alors j’ai commencé à regarder dans tous les sens en espérant trouver une idée. Et l’idée est arrivée… à mes oreilles :
– Lola, ta caméra me donne le tournis ! Si tu continus à bouger ma pizza va vouloir retourner dans son carton !
J’ai eu pitié pour l’estomac de Mathilde, alors j’ai pilé.
– Merci, je préfère la vue Trottinette à la vue Mal de mer.
Trottinette ? Où ça ? J’ai regardé sur le trottoir d’en face, dans la direction de la caméra embarquée que j’avais embarquée.
– Mathilde, t’es un génie ! Avec ça on va arriver à temps, pour le chapitre final !
Chapitre 12 – Comme un oiseau sur la branche
Et le matin a fini par arriver, mais de justesse. Il était déjà 10h30 lorsque je me suis réveillée le lendemain. J’ai secoué la tête pour m’ébrouer des songes de ma nuit agitée.
Sur le tabouret, il y avait toujours la boîte et le téléphone, deux objets pourvoyeurs de problèmes dont j’aurais rêvés me débarrasser. J’ai quand même rallumé le mobile, au cas où, des fois que (premier symptôme de la dépendance ? Pitié, je ne veux pas devenir réseau-sociopathe !).
Mal m’en a pris, un SMS de Jérémie m’attendait depuis l’aube (environ 9 heures pour un dimanche).
« Rendez-vous au parc à 11 heures, Jérém’»
Super encore un rendez-vous d’affaire, et plus qu’une heure pour me préparer ! Je me suis habillée en version loto, j’ai tiré au hasard des vêtements trouvés sous, sur, devant, derrière et dans mon lit (on était dimanche, et j’allais pas à la messe), et pour être franche, je crois bien que je n’avais pas tiré le gros lot !
***
– Lola, tu es tombée dans le panier à linge sale ?
C’est par ces mots encourageants que mon père m’a apostrophée depuis la table de la cuisine.
– Non, c’est juste que j’ai adopté ton style « décontracté » du week-end. Je dois retrouver Jérémie au parc, je peux y aller ?
J’ai senti que mon père se demandait si ma réponse méritait une réponse, mais sa réflexion sur ma réflexion a été opportunément interrompue par ma mère depuis le bureau :
– Et ton petit déjeuner ?
Parfait, la conversation déviait sur le sujet préféré de mon cuistot préféré.
– Pas le temps, je me rattraperai à midi.
– Pas grave, a jubilé mon père, j’ai prévu un super dessert, avec la glace que tu n’as pas mangée hier.
Ail ! Maintenant il fallait que je trouve rapidement le moyen de m’en débarrasser avant que mon père ne découvre qu’il y avait un « kiwi dans l’potage » (traduction d’une expression néo-zélandaise issu d’une expression française, je crois).
– Euh, finalement, je vais prendre un grand p’tit dèj’ !
***
Dong ding ! Mais qu’est ce qui clochait avec cette sonnette ?
– Oh ! Hello Loula, comment va-tou?
– Hello, very good, merci !
C’était le père de Mathilde qui venait de m’ouvrir, et heureusement pour moi, son accent me laissait moins circonflexe que celui de Mammy.
Il se tenait dans l’encadrement, grand et flegmatique comme un poteau téléphonique (fils de poteau télégraphique), vêtu d’un peignoir bigarré en tissu probablement recyclé, et de pantoufles pareillement dépareillées : une rouge et une verte, sa main droite nonchalamment posée sur la hanche (droite également, son bras c’est pas la Manche quand même !).
Pourquoi, malgré son accoutrement aussi hétéroclite que le mien, lui avait l’air de sortir de chez son riche tailleur, et moi d’avoir survécu de justesse à un accident de cabine d’essayage ?
J’en étais là de mes pensées ethnologiques, lorsque la tête de Mathilde est apparue dans l’encadrement formé par le bras de son daddy dandy (ok, les jeux de words, faut pas en abuser).
– Que me vaut cette visite dominicale ma chère amie ? Auriez-vous des révélations croustillantes à me faire sur notre ténébreuse affaire.
– Oh ! Oh ! je pwéfèwe éloigner mes gwandes oweilles bwitanniques de vos petites manigances, a dit son père tout en levant un sourcil comme s’il allait y caler un monocle (un genre de paire de lunettes pour cyclope). Puis il s’est effacé avec l’élégance et la légèreté d’un nuage de lait dans une tasse de thé.
– J’ai rendez-vous avec Jérémie, au parc.
– Oh ! Oh ! je pwéfèwe éloigner mes petites oweilles semi-bwitanniques, de vos grandes manigances !
– Justement pas, tes petites oreilles à tête chercheuses vont venir avec moi, j’ai besoin d’un Watson pour conclure cette enquête !
– De quel Watson as-tu besoin cette fois ma chère Lola Holmes ?
– Docteur ou Emma, c’est comme tu le sens.
– Ok, c’était juste pour savoir si je devais mettre une moustache ou une perruque blonde.
– Ton système pileux d’origine devrait largement suffire, viens comme tu es.
– Tu veux dire avec mes pantoufles rouge et verte ?
J’ai baissé les yeux. Bon sang ! Mais qu’est-ce qui clochait aussi avec les pantoufles ici ?
***
J’ai suivi Mathilde à l’intérieur de sa « demeure ».
– Dans deux minutes, je suis prête…
– Attends ! Avant, tu pourrais te débarrasser discrètement de ça ? et j’ai sorti la glace de mon sac à dos.
– Woua ! Ça c’est pire que du Jelly ! Direction la poubelle !
Mon père allait sûrement se poser des questions sur la mystérieuse disparition de la glace, mais c’était mieux que de s’en poser sur la mystérieuse apparition de cette odeur repoussante !
121 secondes plus tard, Mathilde est réapparue et apparemment, au loto vestimentaire, on avait joué les mêmes numéros.
On allait sortir lorsque son père nous a interpellées :
– Excuse me my dear daughter, but… what is this ? (Excuse moi ma chère fille, mais qu’est-ce que cela ?)
Misère ! Il tenait le pot de glace ouvert dans sa main droite et une petite cuillère en argent (sûrement échappée de chez Mammy, après avoir subi le supplice du Jelly) dans sa main gauche.
– Euh, daddy, it’s… (Euh, papa, c’est…)
– Delicious Mathilda, it’s delicious ! et il a léché la petite cuillère (qui devait commençait à regretter le bon vieux temps du Jelly)
– C’est un cadeau… de Lola !
– Oh, Merci Loula de me faire decouwiwe ce côté obscoure, de la gastwonomie Fwançaise que je ne connaissais pas encowe ! Finalement, nous avons des goûts gustatifs en commun, no ?
Definitely… No ! (Définitivement… Non !)
***
– Alors ? m’a dit Mathilde, tandis que nous cheminions en direction du parc, pas de signes de transformation vampirique ? Elle m’a regardé consternée, rien pas le moindre accroc, ni trace de crocs.
– Désolée de te décevoir, mais je crois que je n’étais pas à son goût, mon subtil parfum de glace à l’ail l’a probablement repoussé, ou alors la vérité est bien pire : Sveta n’est pas la nounou de mes rêves de chiroptère !
J’ai compté 25 pas sans que nos bouches ne s’ouvrent (île du record en vue mon capitaine !), mais au vingt sixième, Mathilde a craqué :
– Qu’est-ce qu’on va dire au reste de la bande ?
La « bande », voilà qu’on avait basculé dans la Bibliothèque Verte ! (Mathilde est adepte des boîtes à livres dans lesquelles elle déniche des bouquins, dans lesquels elle déniche des mots, qui datent pour la plupart d’avant Gutenberg).
Hum, qu’aurait répondu une héroïne d’un de ces romans de papier jaunies…
– Euh… que du rêve à la réalité, il y a parfois un fossé que seul l’imagination peut combler ?
Mathilde m’a lancé un regard de méduse :
– Finalement… je crois qu’on ne va rien leur dire.
***
Et le parc a fini par se présenter sous nos pieds.
Le dimanche, il est toujours envahi par tout un tas d’adultes agités du mollet (Je crois bien que ce sont les mêmes qui se plaignent de courir toute la semaine !).
Mathilde a mis sa main en casquette et sa tête a commencé à pivoter comme celle d’une chouette. Heureusement, avant qu’elle ne se dévisse une vertèbre :
– Ils sont là-bas !
Ils ? Je regardais dans la direction qu’elle m’indiquait.
Ok, impossible de rater Jérémie, il était à côté de son double : Lou et de son triple : Alex.
En quelques enjambés, « là-bas » est devenu « ici ».
Sans concertation mais avec une parfaite synchronisation, la bouche de Mathilde et la mienne ont alors prononcé un « Salut », que Lou a apprécié à sa juste valeur :
– Mathilde et Lola, une même langue dans deux corps différents.
J’ai pensé très fort : « Lou, deux langues, dont une de vipère, dans le même corps », mais je me suis abstenue, car je crois que bien malgré moi, je commençais a apprécié son humeur sarcastique.
Jérémie m’a alors souri comme s’il avait capté mes ondes cérébrales (aurait-il des paraboles à la place des oreilles ?), je lui ai rendu son sourire, qu’il m’a rendu aussitôt et que je lui…
– Hum… a dit Alex, je ne voudrais pas interrompre votre partie de ping-pong des zygomatiques, mais… si on se mettait un peu à l’écart pour discuter de… et il a murmuré… vous savez quoi.
Mathilde a bondi à ses côtés.
– Allons-y la bande ! et Jérémie et moi avons suivi le mouvement.
– Je suppose que je fais aussi partie de la « bande » moi aussi, a bougonné Lou, enfin, si ça dérange personne.
***
Nous étions maintenant éparpillés dans l’herbe comme des fruits tombés de l’arbre qui nous surplombait (un chêne je crois).
– Bien ! a dit Lou, qui reprenait les choses en bouche, va s’y Jérém’, montre leurs.
Jérémie a farfouillé dans sa poche, les yeux effervescents comme si deux cachets d’aspirines avaient remplacé ses pupilles, et il en a sorti… un banal téléphone. J’ai croisé le regard de Mathilde, elle avait sous les narines une moue de déception qui n’a pas échappée à Alex :
– Ne fait pas cette tête Mathilde, ce qui compte, c’est le contenu, pas le contenant, et il lui a adressé un clin d’œil (que j’ai ajouté à la longue liste des choses auxquelles je devrais réfléchir).
Jérémie a appuyé sur l’écran, une image indéterminée est apparue.
– Bon, tout le monde a compris, c’est la carte de la ville vue de dessus, a dit Lou.
Euh, tout le monde moins une personne en fait.
– Ah d’accord, a dit Mathilde, je voyais pas ça comme ça (Merci Mathilde, ça fait tout le monde moins deux personnes). En même temps je suis pas un oiseau, afin… même si mon père dit souvent que j’ai une tête de linotte.
Alex a eu un hoquet de rire (il apprécie vraiment Mathilde ou c’est moi qui m’imagine des choses ?).
– Bref, a continué Lou, et là le point rouge…
– C’est le traceur dans la boîte, a terminé Jérémie, et il a levé la tête vers moi. Lola, est-ce que tu sais où habite Sveta ?
– Ben, je crois qu’elle m’a dit qu’elle logeait à la cité universitaire, mais ça ne peut pas être la boîte, je glissais la main dans mon sac à dos, parce que comme je te l’ai dit hier… Mais Lou m’a interrompu :
– C’est ça ! Regardez sous le point, elle vibrait d’excitation, c’est pas le hasard si c’est pile au centre de la cité universitaire !
J’ai alors sortie ma main et l’ai avancée lentement comme si je tenais une relique sacrée :
– Et ça… c’est pas une hallucination !
***
– Mince ! a dit Jérémie un peu confus, je pensais que tu avais mal vu, ou que j’avais mal compris, ou que… enfin tu sais… passé minuit certaines conversations deviennent…
Surréalistes, oui, je savais, mais là ce n’était pas un problème de vision ou de compréhension, la boîte était dans ma main, alors que le traceur indiquait qu’elle était à plusieurs milliers de mètres. Comment résoudre un pareil paradoxe ? (La réponse : « parce que Lola à un bras de plusieurs kilomètres de long » ne sera pas acceptée !)
– Ben…, a commencé Mathilde, si je comprends bien, le point devrait indiquer la position de Lola, alors qu’il indique la position de Sveta c’est ça ?
– Oui, c’est exactement ça ! lui a répondu Alex, et c’est rigoureusement et scientifiquement impossible ! (Pas d’autres adverbes à ajouter)
– Sauf si le traceur a été subrepticement sorti de la boîte, a ajouté Jérémie (ah oui, cet adverbe-là, je n’y avais pas pensé).
– Ça n’aurait aucun sens, mais c’est facile à vérifier non ? m’a lancé Lou sur un air de défis.
Mathilde a remis sa robe d’avocate :
– Bien sûr que c’est facile, comme va vous le démontrer ma cliente. Miss Holmes, si vous voulez bien procéder !
Soupir. J’ai appuyé sur le bord de la boîte, là où le mécanisme d’ouverture était censé se trouver et… rien n’a bougé !
– Hum… miss Holmes ?
– Euh… on dirait qu’elle est coincée, Jérémie peut-être que toi ?
Délicatement, il l’a saisie dans ma main et a appuyé, sans plus de succès.
– Rien à faire, le mécanisme doit être bloqué, peut-être à cause du traceur ? et il l’a posée dans l’herbe, au centre de notre cercle de perplexité.
Alex s’est alors penché, et j’ai vu ses sourcils se rapprochés comme s’il essayait de se presser le ciboulot, puis ses yeux se sont dessillés :
– Peut-être. Mais peut-être… qu’il y a une autre explication. Si la boîte ne s’ouvre pas, c’est peut-être qu’il n’y a pas de système d’ouverture, et s’il n’y a pas de système d’ouverture…
– C’est peut-être qu’il n’y a rien l’intérieur ? a terminé Mathilde, j’ai déjà entendu ça quelque part, et elle a fait un clin d’œil à Lou.
Oui, moi aussi j’avais déjà entendu ça (et vous aussi, sauf si vous lisez avec des bouchons d’oreilles dans les yeux), mais qu’est-ce qu’il voulait dire par là, on savait tous qu’il y avait quelque chose à l’intérieur, non ?
J’ai penché la tête à mon tour vers la boîte et là, j’ai vu ce qu’Alex regardait vraiment. Juste à côté, a demi caché dans l’herbe que le printemps avait ressuscité d’un hiver mortifère j’ai vu (on est en plein suspens botanique là !), à même la terre nourricière du noble bicentenaire qui nous ombrageait de son feuillage verdoyant j’ai vu… bon, j’abrège, parce qu’on est pas du côté de chez Swann ici (RIP Marcel Proust, mais pas dans ma bibliothèque STP)… j’ai vu donc… deux glands !
***
Alors, soit Alex avait du sang de sanglier et la vue de ces deux glands avait réveillé chez lui une faim de marcassin, soit…
Je me suis rapproché du sol jusqu’à loucher, maintenant les deux glands n’en faisaient plus qu’un, j’ai reculé jusqu’à ce qu’ils se dédoublent à nouveau, puis j’ai lentement relevé la tête. Tout le monde était silencieux et tout le monde me regardait, comme si je n’étais pas comme tout le monde. Sauf Alex qui semblait m’encourager du regard.
– Hum… Lola, a commencé Mathilde qui visiblement essayait de justifier mon étrange comportement, tu as trouvé deux nouveaux spécimens pour ta… collection… de fruits à coque ?
Lou a grimacé un demi-sourire :
– Ouai, point de vue spéciwomen, je crois qu’on en a trouvé une bonne là !
– Arrête Lou, s’est à demi fâché Jérémie (ils font tous les choses à demi dans cette famille ?), puis il a continué un peu hésitant, je suis sûr que Lola… a eu une idée ! Pas vrai Lola ?
Ça m’a donné du courage, je me suis levée et me suis approchée de l’arbre tout en lui parlant (oui, à l’arbre) :
– C’est bien possible… oui, c’est bien possible. L’idée m’est venue en regardant ces deux glands.
Mathilde a cru nécessaire de préciser :
– Elle parle des fruits bien sûr…
– Comme vous pouvez le constater, ils sont en tout point identiques.
– Bon sang ! a soupiré Lou, elle a trop fumé la pipe à Sherlock ou quoi ?
– Deux jumeaux parfaits.
– Monozygotes ! s’est exclamée Mathilde, en rougissant comme si elle venait de traiter quelqu’un d’ »espèce de Monozygote ! » (Je ne sais pas d’où elle avait sorti ce mot, sûrement pas de la Bibliothèque Verte en tous cas).
Alex lui a encore fait un clin d’œil :
– C’est ça, un seul ovule et un seul spermatozoïde, puis il s’est tourné vers moi, j’ai bien retenu la leçon (du tome 1 chapitre 10) pas vrai Lola ?
J’ai posé mon pied sur une branche qui partait du tronc à environ 51 cm du sol à vue de nez (j’ai un nez équipé de la pifométrie laser)
– Supposons que tels ces deux glands ici présents…
– Euh… tu parles toujours des fruits hein Lola ? s’est inquiétée Mathilde.
– … supposons donc, que la boîte ait une sœur jumelle. Et je me suis élancée sur la branche.
– Je crois que là, on l’a complètement perdue, a soufflé Lou. Jérém’, toi elle va peut-être t’écouter, dis-lui de descendre s’te plait.
Je me suis alors retournée pour faire face à mon auditoire (vue d’ici, il paraissait tout petit). Le vertige m’a saisie (51cm j’aimerais vous y voir), pour que m’a démonstration soit complète, il allait falloir transformer mes supputations en preuves (ouvrir un dictionnaire pour éviter de supputer sur la signification du mot « supputation »).
Alex a secoué la tête en signe d’approbation, enfin c’est ce que j’ai cru, et de toute façon je n’allais pas rester ici dans ma position simiesque toute la journée non ? Il m’a semblé entendre un cri retentir au-dessus de moi, Sigmund ? (Ou bien était-ce dans ma tête ?). Alors, j’ai déployé mes ailes… et j’ai sauté de ma branche. Et, telle une poule qui essaierait de prendre son envol après avoir englouti un éléphant (ok, j’abuse, on va dire un éléphanteau, ça vous va ?) … je me suis écrasée, pieds joints (parfois, les poules ont des pieds, demandez à votre styliste), pile sur la boîte.
Regards horrifiés de tous les spectateurs (et de tous les lecteurs ?) moins un.
***
– Woua, là, tu m’as sciée les branches !
De la part de Lou, je pouvais considérer ça comme un compliment.
– Eh bien, a dit Alex, maintenant… c’est la seconde de vérité !
Jérémie était en état de choc, et Mathilde n’arrêtait pas de clignoter des yeux comme si elle essayait d’effacer de sa rétine ce qu’elle venait de voir.
– Mais… Lola… pourquoi… tu as … ?
J’ai repris ma démonstration, mais avec un peu moins d’assurance.
– Hum… oui… donc… si nos prémices sont correctes (et j’espérais qu’ils l’étaient, sinon je n’aurais plus qu’à me construire une cabane dans ce chêne, pour y vivre comme un de ses fruits jusqu’à la fin des temps), et bien… la conclusion est élémentaire ma chère Watson ! et j’ai reculé pour laisser apparaître les restes de la boîte.
Les paupières de Mathilde se sont figées, je n’osais pas regarder.
– Pas possible ! a dit Math… euh, Lou.
Le regard de Jérémie s’est remis à pétiller et Alex a poussé un gros soupir. J’ai baissé les yeux. Dans l’herbe naissante, éparpillés comme les mille et une pièces d’un puzzle en bois, les morceaux de ce qui avait constitué la boîte, sans le moindre atome de métal ou de cristal. J’ai pris une inspiration qui a failli faire éclater mes poumons, je me sentais maintenant si légère, que j’aurais pu me mettre à chanter, comme un oiseau sur la branche.
***
Mathilde, dont le cerveau avait également l’air d’avoir volé en éclat, tentait d’en recoller les morceaux avec de la colle à neurone :
– Si je comprends bien, il y a deux boîtes…
– Il y avait, l’a repris Lou, avant que l’inspecteur Dumbo ne la réduise en bouillis… il y avait.
Dumbo ? Mon numéro de voltige pachydermique ne lui avait pas plu ? Mathilde a continué sur sa lancé :
– Donc, Sveta aurait subtilisé notre boîte à œil de caméléon intégré pour la remplacer par la copie que Lola a désintégrée ? Mais pourquoi ?
– Pour qu’on ne sache pas qu’elle l’avait « subtilisée » justement, a répondu Jérémie.
Elle a plissé les yeux, preuve d’un nouveau point d’interrogation à venir :
– Et comment, a-t-elle pu savoir que Lola avait trouvé la boîte, avant de la voir ?
– Ça, c’est la bonne question ma chère Watson, est intervenu Alex.
Eh ! Il n’y avait qu’un seul Sherlock ici, et c’était « une ».
Lou a bondi sur ses pieds (si elle avait bondi sur ses mains, j’aurais applaudi des deux miens)
– Pour l’instant on se fiche de la réponse, ce qui compte c’est qu’elle a la vrai boîte, et qu’elle ne sait pas qu’il y a un traceur dedans.
J’ai senti que cette enquête commencait à m’échapper, alors j’ai levé le doigts pour parler :
– Euh… si je puis émettre un avis, puisque Sveta a obtenu ce qu’elle voulait, on pourrait peut-être conclure cette histoire sur un « tout est bien qui finit bien », non ?
Jérémie s’est levé à son tour et s’est approché de moi un sourire double effets (charmant et désarmant) sur les lèvres :
– Lola, on est si près du but, tu ne veux pas savoir ce qu’il se passe après le : « et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfant » ?
A cette évocation de conte de fée, j’ai senti un petit oiseau chanteur pépier dans mon cœur, et comme dans un rêve (qu’il me semblait avoir déjà fait et refait non ?) j’ai répondu :
– Oui Jérémie, je le veux.
J’ai entendu Lou pouffer (fin de l’intermède romantique) et simultanément, Alex est passé en un éclair de la position assise à la position debout comme si l’herbe sur laquelle il était assis était devenue carnivore.
– Dans six jours ! il avait son téléphone dans la main, si l’œil doit s’ouvrir, c’est pendant la pleine lune, dans six jours !
Le visage de Lou s’est transformé en smiley :
– Ça vous dit une soirée pyjama geek, samedi prochain ?
Chapitre 11 – Entretien avec un vampire
– Alors, Lola, que voudrais tu faire ?
Elle avait parlé si délicatement, ponctuant sa demande de son léger accent d’ailleurs, que j’en avais presque oublié mon plan.
Mon reflet et moi, on avait réfléchi tout l’après-midi (pendant l’ellipse), aux moyens de confondre Vampirela, sans finir exsangue comme un boudin blanc. De cette purée de neurones (excellente avec le boudin), j’en avais tirée un plan en quatre points que voic…
« Bzz, bzz, bzz, bzz »
Euh… mais pourquoi ma poche vibrait comme si une abeille avait trouvé du pollen à l’intérieur ? Sveta m’a regardé de ces yeux d’émeraude :
– Je crois que tu as un message.
– Un message ?
– Oui, ton téléphone, dans ta poche.
Bon sang, je l’avais oublié celui-là, je n’étais pas encore habituée à me trimbaler avec un sans fil à la patte.
– Ça doit être mon amie Mathilde, je vais lui répondre, il vaut mieux sinon les abeilles vont bourdonner toute la soirée. J’ai sorti le mobile de Jérémie, il y avait un texto :
« alor quest squi spass la ot? la soaré emo bas son pl1 ? »
« Mathilde STP, euh…s’il te plait, écrit normalement, on ne comprend rien » (je vous inclus dans le « on », ne me remerciez pas).
« Je demandais si la soirée hémoglobine se passait bien ? »
« Pour l’instant, j’ai encore mes quatre litres de sang »
« Tu me donne de tes nouvelles toutes les 15 minutes, Ok ? »
« T’inquiète, au moindre truc suspect, je vole jusqu’à ta fenêtre et je gratte avec mes griffes de chauve-souris 😊 »
Je me suis retournée vers Sveta.
– Désolée, elle est aussi bavarde avec sa langue qu’avec ses doigts.
Ses yeux se sont agrandis, et sa bouche a subtilement dévoilé une partie de sa dentition parfaite.
– Elle ne serait pas curieuse par hasard ton amie ? Peut-être qu’une photo lui ferait plaisir.
Non mais… c’était la première partie de mon plan (le premier bzz), faire une photo avec le flash pour voir sa réaction ! J’ai sauté sur l’occasion, comme un chien sur un os d’occasion (on n’a pas toujours le choix dans une vie de chien)
– Super idée ! et je me suis mise à côté d’elle, le bras tendu comme une perche a selfie. La betite oizeau vat zortir !
Sveta a souri et murmuré :
– Ça, ce n’est pas l’accent de Sibiu, si tu veux, je te l’apprendrai.
A cette évocation, mon sang s’est figé, mon doigt s’est crispé, et la lumière a englouti les ombres de la nuit.
***
Je regardais l’écran du téléphone en me demandant si j’avais vraiment entendu ce que vous aviez lu, parce que s’il devait y avoir un vampire dans cette pièce, j’étais pour l’instant la meilleure candidate. A l’écran, alors que le vert irréel de ses iris resplendissait, on ne voyait que mes paupières !
– Dommage, a dit Sveta en se penchant sur mon épaule, tu veux qu’on la refasse ?
J’ai répondu un peu troublée :
– Non, non ça ira très bien, et j’ai envoyé la photo par SMS.
Elle s’est avancée vers le canapé :
– Eh bien, si nous discutions pour apprendre à nous connaître ? Qu’en penses-tu, Lola ?
Elle avait formulé sa question avec une telle douceur, que je n’ai pu qu’acquiescer.
– Peut-être voudrais tu savoir d’où je viens ? Je suis sûr que mon accent t’intrigue, non ?
Ça aussi ça faisait partie de mon plan : l’amener subtilement à parler de ses origines, si maintenant c’est elle qui prenait son propre interrogatoire en main, je n’avais plus qu’à m’assoir, et écouter.
Elle a pris place à mes côtés, la tête droite comme si une couronne y été posée, le menton légèrement relevé.
– Je suis née dans la ville de Codru en Moldavie, tu sais ou cela se trouve ?
– Codru ? Moldavie, mais… je croyais que tu avais dit Sibiu ? (Vous aviez bien entendu Sibiu dans votre tête, non ?)
Un rire cristallin s’est échappé de ses lèvres pourpres.
– Sibiu ? Oh Lola, si tu connais Sibiu, tu dois savoir que c’est en Roumanie, dans les Carpates là où vit… le comte Dracoula (elle l’a vraiment prononcé de cette manière). Elle s’est remise à rire. Tu sais, ta maman m’a dit que tu avais beaucoup d’imagination, est-ce que tu t’imagines que je suis un… vampire ?
Si elle devait me mordre, c’était le bon moment, car tout le sang que j’avais dans le corps était en train d’affluer dans mes joues.
– Mais non ! Pas du tout ! C’est que… tu es si… étrangement… belle.
Son sourire a dévoilé ses dents parfaitement… humaines, j’avais tellement honte que j’aurais presque préféré voir apparaître des crocs.
A nouveau son rire mélodieux est venu tinter à mes oreilles.
– Ne t’en fait pas, tu n’es pas la première à me prêter des origines transylvaniennes, en tout cas, merci pour le compliment, tu es très belle toi aussi tu sais ? Je suis sûr que des tas de garçon te l’on déjà dit, n’est-ce pas ?
– Euh… pas vraiment en fait.
C’est moi ou tout ça devenait très gênant ? Heureusement, Mathilde est revenue butinée dans ma poche : « Bzz ».
– Désolé, encore…
Sveta m’a adressé un sourire bienveillant et s’est levée.
– Réponds à ton amie, pendant que je mets la table.
Et elle s’est éloignée avec la légèreté d’une bulle de savon allégé (c’est comme du savon mais en plus cher), en direction de la cuisine.
***
« Alors ? Depuis la photo plus de nouvelles. Combien de trou dans le cou ? »
Je tapotais aussi vite que mes doigts tremblants le permettaient :
« Aucuns, mais un gros dans notre plan, Sveta est moldave, et ça l’a bien fait rigoler que je puisse croire que c’était un vampire »
« Quoi ? Tu le lui as dit ? T’es Folle !»
« Oui, je suis folle… de l’avoir soupçonner, et pas la peine de lui dire quoi que ce soit, elle devine tout »
« C’est une preuve ! Ça fait partie des super-pouvoirs des vampires, non ?»
« Ouai, ça prouve surtout qu’on est des grosses nouilles et qu’il n’y a plus qu’à remballer nos crucifix »
« Fait quand même attention qu’elle ne vienne pas te sucer la sauce tomate, à tout 😉».
***
Je suis allée la rejoindre dans la cuisine, la lumière était en mode tamisée (un autre gadget de mon père, pour lorsqu’il mange en tête à tête romantique avec ma mère) et projetait sur les murs des ombres incertaines. La table était parfaitement dressée. Comme sur un échiquier, chaque pièce était à sa place, mon couteau faisait face à sa fourchette, les fourchettes : pointe vers le bas, les couteaux : tranchant vers l’intérieur, les assiettes : alignées au millimètre, et les serviettes : pliées en enveloppe (j’espère que vous avez pris des notes pour vos prochaines réceptions, ou au moins que vous avez fait une photo).
– Woua, on ne plaisante pas avec le dressage de table en Moldavie !
– Je suis issu d’une très vieille famille de l’aristocratie tu sais.
Alors, elle s’est mise à me parler de sa terre natale, et plus je l’écoutais, plus j’avais l’agréable sensation de remonter peu à peu dans le temps et d’être assise en face d’une personne d’un autre siècle. Sa voix s’enroulait en une écharpe tissée de mots autour de mes oreilles. Elle me racontait son arrivée en France pour poursuivre des études d’histoires de l’art, je l’imaginais descendant d’une hippomobile (une voiture tirée par de chevaux, ou des hippopotames sous d’autres latitudes, ou des hippocampes sous d’autres altitudes). Elle me décrivait son logement d’étudiante, je la voyais réviser dans une mansarde, seulement éclairé à la bougie (confectionnée à partir d’épluchure de babybel). Elle me parlait des petits boulots qu’elle effectuait pour payer ses études, et mon imagination s’envolait, accrochée au parapluie d’une Marie Poppins moldave.
Je buvais ses paroles, tout en mangeant mon repas, jusqu’à ce que…
– Et si nous passions au dessert, tu veux de la glace, Lola ?
Sveta avait déjà le pot dans la main et s’apprêtait à en retirer le couvercle.
– Oh oui, de la glace à … Non ! Surtout pas !
Mon exclamation a arrêté son geste.
– Surtout pas ? Tu es sûre que tu n’en veux pas ? Vraiment ?
Oui vraiment, j’étais vraiment sûre de ne pas vouloir de cette glace… à l’ail !
***
« Bzzz… »
« Alors ? Ça a marché le coup de la glace à l’ail ? Elle est tombée comme une mouche assoiffée de sang ? »
« C’est les moustiques qui te siphonnent les veines, pas les mouches, et la glace est retournée bien au frais dans le congélo, tout comme cette idée stupide aurait dû rester bien au chaud dans ma tête !»
« Bein… moi je l’aimais bien, pour une fois que c’est pas moi qui avait une idée stupide 😊. Tu vas faire comment maintenant pour la démasquer ? »
« Je crois qu’il n’y a rien à démasquer, Sveta est la personne la plus innocente que je connaisse »
« Merci pour moi ! Laisse quand même traîner la boîte, on ne sait jamais 😉 »
Dire que j’avais passé une partie de l’après-midi à écraser de l’ail pour en verser le jus dans de la glace ramollie, à croire que c’est mon cerveau qui était ramollo. Je rangeais mon téléphone et m’apprêtais à m’excuser pour cette énième interruption.
Mais ? Comment avait-elle fait ? Sveta était toujours assise en face de moi, mais dans la cuisine, tout avait disparu !
Bon Ok, on avait pas basculé dans la quatrième dimension, les murs étaient toujours là, la table, les chaises et la lumière tamisée aussi, c’est juste que tout avait été rangé en un émoticône (celui du clin d’œil), et tellement bien que j’avais l’impression d’avoir déménagé !
– Mais ? Comment… tu as…
Elle a tendu sa main vers moi et à délicatement posé son index sous mon menton tout en souriant :
– Je suis un disciple de Mary Poppins, elle m’a gratifiée du plus beau clin d’œil que j’ai jamais vu (oubliez l’émoticône), puis elle a refermé ma mâchoire lentement, et je ne voudrais pas que tu avales une mouche… même si cette petite odeur d’ail devrait nous en protéger pas vrai ?
J’ai eu l’impression qu’un lutin malicieux (probablement celui qui en temps normal s’occupe de la lumière du réfrigérateur) venait de lancer une toupie sous mon crâne, car la tête a commencé à me tourner légèrement. Sans même s’en rendre compte, Sveta déjouait tous mes plans, elle semblait lire dans mon journal avant même que je ne l’ai écrit, comme si…
« N’y pense même pas !» Quoi ? Voilà que le lutin me parlait ?
« Les voyageurs dans le temps, ça n’existe pas plus que les vampires ! ». Non mais de quoi il se mêlait celui-là !
– Et les lutins alors, ça existe peut-être ?
Sveta m’a regardée intriguée :
– Euh… et bien… j’avoue ne pas avoir étudié la question, mais… je peux me renseigner si ça… t’intéresse ?
La HONTE, en majuscule ! A ce moment précis, j’ai pensé à l’exil, sur un petit rocher au milieu des flots, en haut d’une tour battue par les vents salés, là où mes joues rougeoyantes pourraient indiquer à des milles à la ronde la direction aux navires en perdition. Et puis elle m’a souri, et sans même avoir besoin de me sucer le sang, mon phare s’est éteint.
– Et si on allait visiter ta chambre ? Je suis sûr qu’il y a des tas de choses intéressantes que tu pourrais me montrer.
Oui, super idée, ma chambre, mon lit (mon meilleur ami après Mathilde), c’est tout ce qu’il me fallait pour oublier ce stupide plan et cette calamiteuse soirée. Je l’ai entrainée dans le dédale de couloirs menant à mes appartements (à vérifier si je n’aurais pas des ancêtres aristocrates moi aussi).
Enfin un lieu réconfortant, ici je me sentais en sécurité, loin des tourments du monde et des vicissitudes de la vie (désolée pour mes lecteurs dyslexiques). Je sautais sur ma couche comme une grenouille sur son nénuphar et pliais mes jambes en tailleur comme un bouddha sur son… nénuphar (Peut-être bouddha a-t-il était une grenouille lors d’une de ses nombreuses réincarnations ?).
Je balayais mon domaine du regard : mon placard à chaussettes, mes étagères à livres, mes chaussons à oreilles de lapin, et ma table de nuit (un tabouret en fait) sur laquelle était posé… (j’ai alors dégluti si bruyamment que je me suis demandée si moi aussi je n’avais pas été réincarnée en grenouille) … la boîte !
***
Mais qu’est ce qui m’a prise de mettre cette robe ? D’ailleurs, je ne me rappelle pas en avoir achetée depuis… Euh, ça par contre je me rappelle l’avoir déjà vécu quelque part non ? Je baisse ma tête, mais où sont mes jambes ? Elles ont disparue sous des kilomètres de tissu blanc, à dentelles ! Mathilde me donne un coup de coude. Non mais, ça va pas recommencer !
« Ça va être à toi, et ne t’occupe pas de ta robe, y’a les lutins pour ça ! »
Hein ? Je tourne la tête dans le sens des aiguilles d’une montre et j’aperçois une ribambelle de petits êtres qui semblent tout droit sortis d’un réfrigérateur (ils ont des moufles et des bonnets) tenant une traîne de robe de mariée, ma robe ! Je tire sur le tissu et j’en fais tomber trois comme des quilles.
« Lola, arrête de faire la nouille, la prêtresse te regarde ! »
Je repivote ma tête dans le sens des aiguilles d’une montre (je viendrais pas de faire un tour complet là ?) et mes yeux plongent dans ceux de… Sveta !
Elle porte une tunique noire piquetée d’étoiles qu’il me semble voir bouger (où est le nanoprojecteur, où est Jérémie ?), et sa voix d’abord inaudible se met à résonner sous les voûtes de la… crypte ?
« …Pour unir ces deux créatures, sous les regards malfaisants de cette assemblée…»
Je tourne la tête vers la droite (je dois avoir un cou élastique sinon c’est pas possible), et je l’aperçois… je rêve ?
« Jérémie, vous pouvez mordre la mariée ».
Quoi ? Qu’est-ce qu’elle dit ? Et sa bouche se déchire dans une atroce grimace révélant quatre canines démesurées qui viennent se planter dans mon cou (pas si élastique que ça finalement) et ma bouche se déchire dans un cri de terreur.
« Lola, Lolaaaa… ». Mes paupières se décollent et la lumière inonde mes globes oculaires pendant que la voix de la prêtresse… de la mère… de ma mère, résonne dans mes conduits auriculaires. Elle a son visage à quelques centimètres du mien, j’ai un mouvement de recul et je porte la main à mon cou. Pas de trace de morsure sous mes doigts.
– Lola, tout va bien ?
A présent j’y vois tout à fait bien, je me redresse, et me jette dans ses bras (hum, sans commentaire).
***
Longtemps après que mon cri se soit fané, mon père a débarqué comme une fleur :
– Eh bien, qu’est-il arrivé ici ? Aurais-je entendu crier ?
Ok, la prochaine fois que je suis en danger de mort, je penserais à l’avertir une heure à l’avance.
– Ce n’est rien, juste un cauchemar, a dit ma mère.
Il m’a pris le poignet.
– Pouls normal, pression sanguine idéal, tout va bien mon poussin.
Arghh, j’avais l’impression d’avoir reçu un coup de bec sur le crâne, le retour à la réalité est parfois difficile. Je lui demandais d’un ton martial :
– Et c’était bien votre soirée ?
– Idéale elle aussi, sergent poussin (là, je crois qu’il le faisait exprès), je n’ai rien compris mais j’ai adoré.
Ma mère a semblé hésiter entre un demi-sourire et une demi-grimace, mais avant que ses zygomatiques n’aient le temps de choisir leurs camps, j’effectuais un lâché de colombes :
– Bah tu sais, moi non plus, des fois je ne comprends rien aux parents, mais je les adore quand même.
Moment de félicité familiale. Je méritais le prix Nobel de la Paix non ? Mais au fait, elle était où Sveta ?
C’est ma mère qui a soulagé ma curiosité la première :
– Sveta vient de partir. Elle semblait ravie de sa soirée, elle a adoré discuter avec toi.
J’ai soupiré de soulagement.
– Et elle a promis de se renseigner à propos des… lutins ? à ajouté mon père, tu sais de quoi elle parlait ?
J’ai soupiré de consternation (quelque soit la situation, il y a toujours un soupir qui convient), et puis j’ai écarté les bras tout en baillant, ce qui en signalisation internationale signifie : évacuation des lieux et extinction des feux.
– Je crois que Lola aimerait bien continuer la nuit qu’elle avait commencée, a déclaré ma mère, et la chambre a été évacuée, et les feux se sont éteints.
***
« Bzz, bzz… »
Hein ? Quoi encore ! Je soulevais péniblement mes paupières. Ce satané téléphone, j’avais oublié de l’éteindre. Je lançais ma main en éclaireur jusqu’à mon tabouret de nuit, tout en me disant que dans un conte, c’est le baisé d’un prince charmant qui m’aurait tiré de mon sommeil, et pas un SMS de Mathilde.
Ma main a docilement ramené le briseur de rêve devant mes yeux embués. Hé ! Finalement, c’était bien un prince charmant qui m’avait réveillé, le SMS était de Jérémie !
« Ça a marché ? »
Je poussais un soupir (encore un) de déception cette fois, il venait juste aux nouvelles, et pas me déclarer sa flamme nocturne.
« Eh bien, je crois qu’on peut dire que ça a totalement… échoué ! »
« Désolé je me suis trompée de caractère, je voulais dire : ça a marché ! »
Un doute m’a étreint l’estomac, j’ai tourné le téléphone vers le tabouret pour l’éclairer à la lueur de l’écran. Ouf, la boîte était toujours là, mon intestin s’est détendu (sans conséquence olfactive, je précise).
« Je ne sais pas ce qui a marché, mais en tout cas, Sveta est partie sans la boîte qui était bien en évidence dans ma chambre, donc j’avais tout faux depuis le début (enfin depuis une semaine, on ne va pas remonter jusqu’à ma première échographie) »
Et voilà comment « Wonder Lola, chasseuse de vampire » devient « Lola la Mytho, la fille avec un nano projecteur dans la tête ».
Plusieurs battements de cœur avaient résonné dans ma poitrine depuis le dernier SMS de Jérémie, de dépit je poussais un ultime soupir avec pour dernier souhait, celui d’aller me jeter du pont du même nom ! (Avec un élastique quand même).
Je commençais à me sentir seule et désespérée comme un pou qui vient de sauter sur le crâne d’un chauve lorsque : « Brrr, brrr », le téléphone s’est mis a vibrer d’une drôle de manière. Il m’a fallu quelques vibrations supplémentaires pour comprendre que Jérémie m’appelait !
J’ai senti mes joues s’embraser, pas question de lui répondre, et j’ai appuyé sur l’icône « rejeter l’appel ».
– Allo, Lola ?
Super, c’était l’autre icône.
– Oui, j’ai bien peur que ce soit moi !
– Je ne voulais pas dire que ça n’a pas marché, au contraire, notre plan a fonctionné à merveille !
Là j’étais perdue, n’avait-il pas reçu mes sms ?
– Ben… je voudrais pas te décevoir Jérémie, mais j’ai la boîte sous les yeux, alors je vois pas très bien ce qui n’a pas pu, ne pas marcher.
Quelques secondes se sont écoulées (le temps de démêler ma double négation je pense), et puis :
– Tu n’es pas en train de courir dans la rue par hasard ?
Qu’est-ce qu’il racontait maintenant ? Est-ce que passé minuit toutes les conversations deviennent surréalistes comme celle-là ?
– Euh ? Non ? Je n’ai pas pour habitude de me balader et encore moins de courir en pyjama et chaussons lapin dans la rue à cette heure-ci ! Enfin, je crois…
– Alors, comment tu expliques que la boîte se déplace depuis plus de 30 minutes sur mon écran ?
Chapitre 10 – Seules dans la nuit
(Si vous avez une impression de déjà lu, c’est normal, moi j’ai une impression de déjà écrit !)
Mais qu’est-ce qui m’a prise de mettre une robe ? D’ailleurs je ne me souviens pas d’en avoir achetée depuis au moins cinq ans ! Un doute horrible me traverse les oreilles, embrochant mon cerveau au passage. Je baisse la tête vers mes jambes, non mais… je vois mes genoux, et si je remonte, un bout de ma culotte aussi ! Je pousse un cri : c’est la robe de mes six ans ! Mathilde me donne un coup de coude dans les côtes :
« Lola arrête de te faire remarquer, ça va être à toi, soit tu baisses ta robe, soit tu remontes ton slip. »
Je tire comme je peux sur le tissu, à moi ? Mais à moi pour quoi faire ?
Une voix résonne alors sous les voûtes (elles sortent d’où celles-là ?) :
« … pour unir ces deux êtres, sous le regard bienveillant de cette assemblée. Jérémie, acceptes-tu de prendre pour épouse… »
Ce n’est pas possible, dites-moi que je rêve !
« … ADA ici présente. »
Ok, je suis en plein cauchemar.
« Lola, veux-tu bien nous apporter les alliances… Lola ? Looolaaaa… »
***
Voilà pourquoi le samedi matin suivant, je me suis réveillée en sueur. La voix du prêtre… enfin du père… de mon père, a résonné une fois de plus sous les voûtes de mon crâne cette fois-ci, depuis l’entrée :
– Lola, ton amie est là ! Mademoiselle… Louise je crois ?
Hein ? Je m’étais réveillée de mon cauchemar dans un autre cauchemar ?
– Lou, je préfère qu’on m’appelle Lou.
– Lou, bien sûr, je comprends, Louise c’est un peu long, de nos jours il faut économiser les caractères pour parler SMS, twister et … tout ça quoi, pas vrai ?
– Pas vraiment, sur Insta et WhatsApp on n’est pas limité, et c’est twitter, pas twister.
– Certes, certes… Eh bien, je crois que je vais aller faire mon jogging alors.
– Vous voulez dire du running ?
– Hum, oui… la chambre de Lola est au fond du deuxième couloir, tu peux aller lui secouer les puces si tu veux !
– Ok, je vais lui remuer les morpions !
J’ai entendu mon père souffler, comme s’il avait déjà fait trois kilomètres, et la porte a claqué.
Il venait d’éprouver la joie d’une première rencontre avec Lou !
***
– Pas mal ta chambre, tu la partages avec ta p’tite sœur ?
J’avais à peine eu le temps d’émerger de mon lit, que j’étais déjà submergée par la vague : Lou.
– Je n’ai pas de petite sœur.
– Ah, ok, je pensais que les chaussons à oreilles de lapin… enfin bref ! et elle a scanné ma chambre de ses yeux lasers.
J’enfilais mes chaussons. Oreilles de lapin ou pas, un peu de douceur au niveau des orteils, c’était mieux qu’une râpe à fromage au niveau des oreilles.
Après avoir terminé sa visite oculaire, elle est revenue vers moi.
– Jérém’ a pas pu venir, du coup c’est moi qui joue les factrices, et elle a sorti un petit paquet de sa poche.
J’essayais de me reboucher les trous de mémoire, quand on vient juste de se réveiller, le cerveau est plus en gruyère qu’en camembert (par contre pour l’haleine, c’est souvent l’inverse). Réfléchissons : jeudi, Jérémie et moi nous étions quittés au 13ème coup de 13 heures ; avant que nos chemins ne se séparent et que nos cœurs ne se brisent (possible que j’en rajoute), il m’avait dit qu’il y avait forcément une solution. Mais une solution à quoi ?
– Avec ça, on pourra suivre ta nounou à la trace !
– C’est Sveta, pas « ma nounou » et… qu’est-ce qu’elle avait dit ? A la trace ? Les pièces du gruyère se remettaient peu à peu en place, je commençais à avoir une vision plus claire du fromage. Jérémie… m’a dit… qu’il fallait un moyen… de retrouver la boîte… après que Sveta l’ait… dérobée ?
– Wouah ! Par contre toi, à la vitesse où tu vas on risque pas d’te perdre !
Heureusement qu’elle avait souri en disant ça, sinon, j’aurais pu me vexer (d’ailleurs en me relisant, je me vexe !).
Elle a sorti du petit paquet un petit boitier noir aussi grand qu’une pièce de 3 euros (merci, je sais que ça n’existe pas, c’était juste pour dire qu’elle était plus grande qu’une pièce de 2).
– Il faut le placer dans la boîte.
– Ok, c’est une bonne idée mais… c’est quoi l’idée ?
Elle a soupiré :
– C’est un traceur GPS.
– Va falloir que tu développes, parce que niveau GPS, je suis un Noob, si tu vois ce que je veux dire.
– Dac, alors cours de rattrapage pour les nouilles.
J’étais plutôt satisfaite, j’avais enfin réussi à caser mon « Noob » mais… elle ne venait pas de me traiter de nouille là ?
***
A la fin de son exposé sur « l’usage des traceurs GPS à travers les âges », moi et mes chaussons lapin l’avons raccompagné vers la sortie. Juste après avoir franchi le palier, Lou s’est retournée, et pour une fois, plutôt que de l’ironie, j’ai vu de l’inquiétude dans ses yeux.
– Bon, ben merci d’être venue et…
Elle m’a fait un croche-patte à la langue avant que j’ai le temps de terminer ma phrase :
– Attends ! Jérém’ m’a demandé de te donner ça aussi, elle a fouillé dans sa poche et en a sorti le « téléphone de paparazzi », son « charmant » petit rictus ironique a refait une brève apparition, vu que t’es la seule fille du collège à pas en avoir, et… t’hésites pas à … nous faire signe, en cas de…
– De morsure dans le cou ?
– Ouai, si c’est possible, appelle avant d’avoir les dents qui poussent !
– Sinon, je peux compter sur toi pour me planter un pieu dans le cœur, pas vrai ?
Elle a souri de toutes ses dents :
– Tu peux surtout compter sur Jérém’ pour m’empêcher de le faire.
Qu’est-ce que cette phrase sous-entendait ? Il faudrait qu’un jour j’y réfléchisse, mais là, j’avais d’autre crème à fouetter (ici on ne maltraite pas les chats !).
Je lui ai claqué la porte au dos (pas au nez, je suis polie voyez-vous) et je suis retournée dans ma chambre.
L’appartement résonnait de l’absence de mes parents qui m’avaient laissée orpheline pour la matinée. Je récupérais la boîte déguisée en chaussette dans mon placard et la posait sur mon lit, à côté du « traceur GPS ».
Lou avait expliqué que : « C’est simple, le traceur envoie toutes les minutes un SMS contenant sa position. Grâce à une appli, on peut le voir sur une carte. Tout ce que tu as à faire, c’est de le glisser dans la boîte. On pourra suivre ta nounou où qu’elle aille, comprendo ? Ou il faut que je rajoute de la sauce tomate à mes explications ?» Oui j’avais « comprendo », j’étais pas si nouille !
Je regardais le traceur, la boîte et mes chaussons lapin, en me demandant comment cette histoire allait finir (si un auteur passe par-là, un peu d’aide ne serait pas de refus)
Bon, de toutes façons, il était à peine 10 heures et avant ça, j’avais un devoir de géométrie à faire pour le lundi : un problème de cercle qui tournent pas très rond, et je sentais qu’une portion non négligeable de ma vie allait encore être escamotée par une ellipse.
***
À 19 heures ce soir-là (magie de l’ellipse), la porte a frappé les trois coups. Mon père s’est précipité dans le couloir, la queue de sa veste de costume volant comme celle d’une pie. Arrivé haletant près de l’entrée (ça sert à quoi le running si c’est pour suffoquer au bout de trois mètres), il a réajusté son nœud papillon.
Dans l’encadrement de la porte seulement éclairée par la lumière ambrée de la cabine d’ascenseur, elle est apparue, son visage semblable à une île au milieu de sa chevelure qui tombait en vague noires sur ses épaules, ses pupilles dilatées par le peu de lumière qui éclipsaient presque totalement ses iris dont on apercevait plus dans la pénombre que la couronne verte luisant intensément (point, allez à la ligne).
Mon père, visiblement troublé par cette apparition a esquissé un geste qui ressemblait à une révérence, et Sveta, probablement habituée à ce genre de démonstration, est entrée en scène avec élégance. J’étais tellement subjuguée que j’ai failli applaudir.
– Bonsoir, Sveta.
J’ai tourné la tête, pour contempler une autre apparition qui n’avait rien à envier à la première : ma mère, en tenu de soirée.
– Hum, oui, bonsoir, a fait mon père tout en s’écartant pour laisser passer Sveta.
***
– Eh bien… je crois qu’on peut y aller non ? a demandé mon père en réajustant pour la millième fois son nœud papillon qui pourtant était parfaitement droit (je crois que c’est un tic, comme de remettre droit un tableau déjà à l’horizontale, la bancalophobie peut-être ?).
Ma mère venait de détailler pendant cinq longues minutes l’emploi du temps de la soirée et le contenu du réfrigérateur, un peu comme à chaque fois qu’ils sortaient le soir en fait (ça c’est plus de l’ordre du toc je pense).
– Mais oui, c’est bon, allez-y où vous allez rater le début de votre opéra.
Mon père était tout en sourires :
– Oh tu sais, dans un opéra de toute façon, il n’y a rien à comprendre, tu peux rater le début ou t’endormir avant la fin, ça ne va pas changer grand-chose.
Ma mère lui a lancé un regard en dessous de zéro qui lui a refroidi les zygomatiques illico comme s’il avait mis la tête dans le congélo. Il s’est défendu avec des glaçons dans la voix :
– Oui… enfin… je veux dire, ce qui compte, c’est la musique, les costumes, les décors… tout ça quoi.
– Oui, tout ça et le reste, c’est par là-bas, et j’ai poussé délicatement « tic » et « toc » vers la sortie.
Ma mère a bien tenté un dernier conseil :
– Tu…
Mais j’ai pris sa langue de vitesse :
– Et je sais, il y a de la glace pour le dessert, et c’est pas la peine de m’appeler dans cinq minutes pour me le rappeler.
J’ai fait un gros clin d’œil, un gros clin de bouche (je leur ai envoyé un bisou, il n’y a pas de honte, même à presque 12 ans), j’ai fermé la porte sur leurs mi-mines (ça ne leur a pas fait mal, ça veut juste dire : leurs mines moitiés déconfites, moitiés réjouies), et je me suis retrouvée seule dans la nuit… avec Sveta.
Chapitre 9 – Rendez-vous en 3D
Le lendemain des évènements de la veille, le cours de ma vie a repris son lit (nouvelle expression en attente d’homologation par l’Académie Française).
Après les cours de la matinée, et avant la cafet’, pour satisfaire à des obligations corporelles que je ne décrirais pas ici, j’ai pris la direction des toilettes. Au sortir de la cuvette, je me suis plantée comme une troisième devant le miroir.
Que les choses soient claires : je ne suis pas comme toutes ces filles qui semblent passer plus de temps dans les toilettes à se recoiffer, qu’en salle de cours (à croire que des heures de « toilettages » sont prévues dans leurs emplois du temps). Non, je voulais juste faire une petite checklist avant de… enfin bref ; yeux bleus : OK ; cheveux cuivré coupés courts : OK ; taches de rousseurs : OK (désolé si je suis en train de casser l’image mentale que vous vous étiez patiemment dessiné, fallait attendre), oreilles de lapin : O… oreilles de lapin ?
– Ok Mathilde, tu as un message à me faire passer ?
Elle a fait un pas de côté pour venir joindre son reflet au mien :
– Ouai, on t’attend pour manger, Sarah et Amélie se regardent déjà comme deux cuisses de poulet, si tu as fini de te refaire le portrait, tu peux venir ?
Je l’ai suivie jusqu’à notre table. Bon techniquement, ce n’est pas « notre » table, on ne l’a pas achetée, ni louée, ni construite avec des rondins de bois (j’ai pas de dents ni d’ascendant castor) c’est juste que par tradition ancestrale, c’est « notre » table.
Mathilde en avait fait « l’acquisition » au début de l’année, car d’après elle, elle était : idéalement située (près de la fontaine à eau), parfaitement non isolée (on peut écouter toutes les conversations), et bénéficiant d’une très bonne exposition (on peut voir toutes les personnes qui entrent ou qui sortent).
Sarah m’a décoché un sourire malicieux :
– Alors comme ça, on va se refaire une beauté avant son rendez-vous galant ?
D’accord, Mathilde avait donné la mèche (elle ne l’avait pas vendu, c’est pas son genre), mes joues se sont tomatisées en moins de temps qu’il ne faut à une carotte pour crier au secours lorsqu’elle voit un lapin.
– C’est pas un rendez-vous, je dois juste rejoindre Jérém’ au club d’informatique pour…
– Jérém’, m’a coupé Amélie en me faisant un clin d’œil enjôleur, tu vois, tu l’appelles déjà par son petit prénom, c’est un signe.
– Hein ? Un signe de rien du tout, c’est juste un rendez-vous… d’affaire.
– Oh oui, une affaire de cœur, ce sont les seules qui vaillent, a soupiré Sarah.
– Arrêtez, est intervenue Mathilde, Lola est tellement rouge qu’elle va finir par déclencher l’alarme à incendie.
Merci, je suis redescendue de mon échelle chromatique ; enfin, jusqu’à ce qu’elle ajoute :
– Et de toute façon, c’est pas le mini coup de foudre de samedi dernier qui prouve quoi que ce soit, pas vrai Lola ?
Super, les pompiers venaient de débarquer sous mon crâne !
***
Sarah et Amélie se sont mise à parler en même temps :
– Coup de foudre ? Non mais…
– … il faut tout nous raconter ! tout de suite !
J’essayais tant bien que mal de maîtriser l’incendie :
– C’était juste de l’électricité statique, nos bras se sont frottés un peu comme… j’ai pris mon couteau en plastique (collector au moment où vous lirez ces lignes) et je l’ai frotté sur la manche de Sarah,… un peu comme ça, et j’ai approché le couteau du bras dénudé de Mathilde, qui a poussé un cri…
– Aie !
… bien mérité.
– N’empêche, a dit Amélie, en faisant clignoter ses paupières, vos bras se sont touchés.
Bon, cette conversation était vraiment mal engagée, de désespoir j’ai laissé tomber le couteau dans mon assiette de rôtis aux p’tits pois.
J’ai alors vu le couteau frapper un premier petit pois ; n’ayant pas compris d’où venait l’agression (et n’ayant visiblement pas grand-chose dans la tête), ce petit pois n’a rien trouvé de mieux que de frapper son voisin ; voisin qui a son tour, plutôt que d’entamer un dialogue constructif, est allé frapper un autre petit pois qu’il avait confondu avec son agresseur ; déboussolé par ce coup de (petite) boule (verte), l’innocente victime a entrepris de se faire justice en frappant à l’aveuglette devant lui ; mais devant lui, point de petit pois, juste le bord de l’assiette d’où il fut éjecté, emporté par son élan vengeur.
Je me suis alors penchée pour ramasser le cadavre vert qui gisait par terre à côté de la table, tout en répondant à Amélie :
– Et de tout façon, Lou sera là aussi, c’est pas vraiment ce que j’appelle un « rendez-vous galant ».
– Hum, Hum, a fait Mathilde, juste avant qu’une basket ne vienne aplatir mon petit pois.
J’ai levé lentement la tête, avec une impression de déjà vécu. Oh ! Un tee-shirt, ne me dite pas que… Ah ? pas de poche à stylo ? Après tout, cette fois-ci ce n’est peut-être pas… Oh ! Misère !
– Salut Jérémie… sympa ton nouveau tee-shirt. (Merci de ne pas noter cette réplique pour ne pas ajouter à ma honte).
– Euh, Lou peut pas venir, mais… ça tient toujours pour le rendez-vous… enfin le club… la boîte… après manger ?
– Oui… bien sûr… c’est vraiment dommage pour Lou (pas de note pour celle-là non plus SVP).
Et Jérémie est allé rejoindre une table, au fond de la cafet’, et je me suis engagée en tant que pompier volontaire pour aller éteindre l’incendie qui venait de reprendre au fond de mon crâne.
***
Lorsque je suis arrivée devant le « geek » club, j’avais un peu mal dans mon cimetière à p’tit pois. Les filles m’avaient abreuvée (c’est une manière polie de ne pas employer le mot : soulée) de tout un tas de « bons » conseils que je n’avais pas sollicités :
« Tu te mets à sa gauche, histoire qu’il voit toujours ton meilleur profil ».
Ah bon ? Et moi qui croyait avoir deux meilleurs profils !
« Tu le fixes quand tu lui parles, et tu lui fais ton regard de sirène ».
Comprendre : tu ne clignes pas des yeux, pour le captiver (oui, les sirènes, comme les poissons n’ont pas de paupières, essayez de taper « fard à paupière mérou » dans votre moteur de recherche favori, si vous ne me croyez pas).
« Pour le mettre en valeur, tu lui poses pleins de questions de noob ».
Alors primo : je ne sais pas ce qu’est un noob, j’ai juste compris que si on en est une, on ne peut pas comprendre qu’on en ai une ; et deuxio : passer pour une cruche en posant des questions nouilles (un noob, ça serait pas une nouille par hasard ?), merci les filles !
J’arrivais moins que plus confiante devant la porte, qui curieusement était ouverte. Je jetais alors un œil, que je récupérais illico, façon Jokari (une sorte de tennis pour asocial).
Etrange… pas de Jérémie pour m’accueillir un genou à terre et un bouquet de roses à la main et… mais qu’est-ce que je raconte, mes p’tits pois étaient en train de me remonter au cerveau ou quoi ? Il fallait que je me reprenne de toute urgence avant qu’il n’arri…
– Je suis là ! Désolé… j’étais aux… pour… enfin… je suis là.
Oui visiblement, il était là. Et à en juger par sa mèche légèrement mouillée, il venait de faire son « troisième », devant le miroir des toilettes.
***
Jérémie était sur le pas de la porte, immobile. Je lui envoyais une œillade (c’est comme une grillade, mais à base d’œil de braise) qui signifiait « qu’est-ce qu’on attend pour rentrer », mais qu’il a dû interpréter comme « elle doit avoir une poussière dans l’œil », car il n’a pas bougé ; peut-être une porte invisible nous barrait-elle le chemin ? Comme mon père, il y a bien des pages, j’ai tourné une poigné invisible et je suis rentrée. Jérémie a poussé un soupir et m’a suivi. Tout en pénétrant dans l’antre, je me suis demandé si finalement, il ne s’agissait pas de galanterie plutôt que de porte invisible.
Au milieu de la pièce, sur la table jonchée de bric-à-brac, Ada et Gogol étaient en train de somnoler comme deux Doddy repus de saucisses. Collé contre un des murs, une table avec un écran allumé et deux chaises, Jérémie avait déjà tout préparé.
Je me suis approchée de la chaise de droite, j’allais m’y poser quand la voix de Sarah a resonné dans ma tête : « à gauche toute ! Présente ton meilleur profil !». Bon, même si je savais que c’était complétement stupide, j’ai remis les gaz, et fait pivoter mon arrière-train côté gauche pour atterrir sur… les genoux de Jérémie !
J’ai rebondi comme si je m’étais assise sur le siège d’un fakir, j’ai plongé fesses baissées sur l’autre chaise, et de mon pire profile j’ai bredouillé :
– Oups ! Euh… je … t’avais pas… enfin… ça doit être les p’tits pois qui…
Juste à temps, un système de sécurité s’est enclenché, provoquant la fermeture d’urgence de ma bouche, et m’évitant ainsi de me perdre encore plus profondément dans la forêt de la honte !
***
Jérémie a dégluti, peut-être avait-il lui aussi un petit pois coincé en travers de la gorge ; puis, il a semblé reprendre ses esprits, il s’est tourné vers moi, m’a fixée sans cligner des yeux (me ferait-il le coup du regard de sirène ?) et m’a demandé :
– Ahem… tu as le téléphone ?
Pourquoi voulait-il savoir si j’avais le téléphone ? Et pourquoi pas si j’avais l’électricité à tous les étages tant qu’il y était ?
– Le téléphone ? Euh… oui, pourquoi ? Tu veux… mon numéro ?
Il a rougi comme un eskimo qui ferait du nudisme dans le désert.
– Non ! Enfin oui… si tu veux, mais je parlais du téléphone pour faire les photos.
Oups ! On était maintenant deux sur la dune.
– Oui ! Bien sûr, je suis vraiment trop… noob des fois ! et j’ai plongé mes mains dans mon sac à dos, à la recherche du téléphone.
– Noob ?
Quoi ? Moi qui croyait avoir placé le bon mot au bon moment.
– Oui, enfin, tu comprends, un peu nouille quoi ?
Heureusement à ce moment-là, ma main est ressortie avec une bonne nouvelle :
– Le voilà !
Je lui ai tendu précipitamment, pour tenter d’abréger la conversation et, alors que le téléphone s’échappait de mes doigts pour aller se fracasser au sol, j’ai compris pourquoi, comme le disent mes parents dans leurs grandes sagesses, « il ne faut jamais confondre vitesse et précipitation ».
***
Jérémie s’est penché pour ramasser les morceaux. J’étais tétanisé par ma maladresse, seule ma langue semblait encore douée de vie (d’après ma mère, c’est le seul organe qui me survivra) :
– Désolé, j’ai la tête… et les doigts à l’envers aujourd’hui, tu crois que tu peux le réparer ?
Ok, ça ressemblait à la technique d’Amélie : la question pour le mettre en valeur, mais là en même temps, il n’y avait plus vraiment le choix.
Sans rien dire, il a emboîté les différentes parties du mobile, puis il a appuyé sur le bouton « On », et m’a souri :
– Je crois que c’est bon !
J’ai soupiré :
– Tu es trop fort !
– C’est pas grand-chose, comparé à ce que toi, Mathilde et Alex avez réussi à faire.
Et en plus maintenant, c’est lui qui me mettait en valeur ! Jamais je n’avais rencontré d’esquimaux aussi galant sur la dune !
***
– Bien, a dit Jérémie, si on passait aux choses sérieuses.
Au lieu de lui répondre : « Ah bon ! Tu veux me demander en mariage ? On est pas un peu jeune pour ça ? Peut-être que des fiançailles pour commencer… », et de disparaître à tout jamais dans la forêt de la honte, je suis restée muette et je l’ai regardé s’affairer.
Il a d’abord branché un câble sur le téléphone qu’il a relié à l’ordinateur ; au bout de quelques secondes, mon reportage photo est apparu sur l’écran. Ses doigts se sont alors mis à danser sur le clavier, sautant de touche en touche comme des moutons jouant à… saute-mouton ! De temps en temps, presque trop rapidement pour que je ne le vois, sa main droite sortait du troupeau pour bondir sur la souris. Des fenêtres s’ouvraient, se fermaient, disparaissaient au rythme des clics qui battaient la mesure comme un métronome. C’était bien un p’tit Mozart du clavier !
Et puis, soudainement, les photos ont disparu pour faire place à la boîte, en chair et en os (bon, en fait, surtout en os), qui tournait lentement sur elle-même.
Maintenant, sur l’écran, on pouvait distinguer par transparence son squelette, et son contenu. Jérémie m’a regardé avec des bulles de champagne dans les yeux :
– Woua ! Tu avais raison, elle est loin d’être vide !
– Ouai ! Et ça, c’est pas les Sparadraps de Ramsés III !
***
C’était vraiment très gênant, Jérémie venait de plonger sous la table, juste après que j’ai prononcé le nom de l’illustre Pharaon enterré dans la vallée des Rois (Ok, on s’amuse, mais on est là pour s’instruire aussi).
J’en étais à me demander s’il n’avait pas été victime de la huitième plaie d’Egypte (moi en l’occurrence), quand il est réapparu, sa mèche en bataille et une paire de lunettes sur le nez. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire :
– Tu vas où avec tes binocles bicolores ? A une réunion des daltoniens anonymes ?
Il m’a tendu une seconde paire, qu’il venait d’extraire d’une boîte posée à même le sol, tout en souriant jusqu’aux montures :
– Oui ! Et tu viens avec moi !
Était-ce ma présence combinée à l’absence de Lou, ou bien ces lunettes aux verres rouge et bleu qui avait un effet euphorisant ?
– Allez, mets-les ! Avec ça, tu vas voir la vie en 3D !
Bon, après tout, je m’étais déjà tellement ridiculisée, un peu plus ou bien plus, qu’est-ce que ça pouvait changer.
– Bienvenu au club !
Et il a cliqué sur un bouton à l’écran, et la boîte m’a sauté au visage !
***
Non mais… combien de tours de ce genre il avait encore dans son chapeau ? Après m’avoir fait le coup de la lune en plein jour, voilà qu’il me faisait celui de la boîte volante !
A quelques centimètres de mon nez, elle était là, pivotant nonchalamment sur elle-même, on en voyait tous les mécanismes internes, et même si je savais qu’on ne pouvait la toucher qu’avec les yeux, j’avançais un doigt jusque dans son œil, et le retirait aussitôt après avoir pris une petite décharge électrique.
– Aie ! a dit Jérémie en retirant lui aussi son doigt, encore un coup de foudre !
Heureusement il avait dit ça en rigolant, je pouvais me détendre. Il a alors repris son air concentré pour détailler le contenu non identifié de l’objet volant devant nos lunettes.
– On dirait un mécanisme d’horlogerie, et là, juste derrière l’œil, ça ressemble à un capteur de lumière. Si Alex était là, il pourrait nous en dire plus, l’électronique c’est sa spécialité.
Je me suis rapprochée pour voir le capteur.
– Au fait ? T’as des nouvelles de ses gencives ?
Il a cliqué sur un bouton en forme de triangle et la boîte fantôme s’est figée.
– Oui, il m’a dit que bizarrement, le traitement avait bien fonctionné, mais que ce matin il avait la tête lourde comme si on lui avait enfilé des bananes par les oreilles toutes la nuit. C’est pour ça qu’il est pas venu. Et là, tu penses que c’est quoi ?
Tout en regardant, je me suis demandé si Alex n’avait pas finalement essayé le traitement à base de schnaps et de glaçons du Doktor Zahnbrecher.
– On dirait une sorte d’axe… avec des picots.
Nos têtes se sont rapprochées pour mieux voir, jusqu’à se toucher presque, il a murmuré :
– Et le truc en spiral enroulé autour, ça ressemble à un ressort non ? Il s’est redressé brusquement : tu n’aurais pas la boîte par hasard ?
Je poussais un soupir langoureux, notre moment romantique venait de prendre fin… Euh… mais qu’est-ce que je disais ? Apparemment, j’avais encore du sang de p’tits pois qui coulait dans mes veines !
Cette fois, Je lui ai tendu la boîte, sans me précipiter. Il l’a tournée pour la mettre dans la même position que celle qui lévitait devant l’écran.
– L’axe avec le ressort doit se trouver… juste… là.
Il a pressé un des côtés, et la boîte s’est ouverte !
La face cyclopéenne s’est alors détachée, nous révélant les entrailles de la boîte. Il y avait là tout un enchevêtrement de roues, de ressorts et de composants dont certains semblaient constitués de verre et de métal, et au centre, enfouit sous le capteur de lumière, on voyait briller : une pierre précieuse ! (Ça ferait une bonne fin de chapitre ça, non ?)
***
– Wouah ! c’est un diamant ? (J’aurais mieux fait de me taire, maintenant je suis obligée de continuer) Si ça se trouve, c’est ça que l’homme en noir cherchait !
Jérémie avait des accents circonflexes au-dessus des yeux : il était perplexe (quatre x dans la même phrase, essayez de faire mieux !).
– C’est bizarre, regarde, le cristal est enserré entre deux plaques métalliques.
Oui, et alors, en métal ou en quoi que ce soit d’autre, ça restait une pierre précieuse dans un coffret ; l’homme en noir était un vulgaire voleur, et je n’avais plus qu’à remettre cette pièce à conviction à mon inspectrice préférée. J’étais soulagée, finalement, cette histoire n’était peut-être pas si vampirique que ça.
Jérémie s’est alors levé, et il s’est dirigé vers le centre de la pièce avec la boîte.
Je me sentais soudain abandonnée.
– Euh… qu’est-ce que tu fais ?
– Je dois discuter d’un truc avec ADA.
D’accord, voilà qu’il me quittait pour une… androïde, et moi qui commençais à douter qu’il soit vraiment geek.
Il s’est approché de la face d’aubergine d’ADA, s’est penché, tel un prince charmant au-dessus du lit de sa princesse (non je ne suis pas jalouse) et, peut-être pour ne pas réveiller GOGOL, lui a murmuré :
– OK Ada, activation !
La belle aubergine au bois dormant (surtout ronflant je trouve) s’est mise à faire la maligne en clignotant de toutes ses leds (Je sais pas vous, mais en ce qui me concerne, je ne clignote pas au réveille !), et il m’a semblé voir une led de GOGOL clignoter également (jalousie ?) :
– ADA, OK !
Jérémie a positionné la boîte ouverte sur le cristal devant son œil de verre, même pas bleu.
– OK ADA, identification visuelle de l’objet.
Ada s’est remise à ronronner, pendant que ses leds s’animaient comme une vulgaire guirlande de Noel ; puis, au bout de quelques secondes, elle s’est mise à débiter d’une voix sans charme (je ne sais vraiment pas ce qu’il lui trouve) :
– C’est un cristal de Quartz…
– Tu vois, c’est ce que j’avais dit, une pierre précieuse, pas la peine d’avoir un cerveau d’aubergine pour savoir ça …
– …utilisée principalement dans les piles piézoélectriques…
– Bon, ça, par contre, j’avoue que…
– …destinées à alimenter de petits objets…
– Ok, là, mon cerveau en petit pois fait pas l’poids ! (Jingle calembour)
– … en convertissant la pression en électricité.
Aubergine 10, Lola 0 ! Game over.
Jérémie s’est retourné tout excité :
– C’est pour ça que l’œil s’est activé quand tu as pris la boîte, la pression a généré suffisamment d’électricité pour mettre en route le mécanisme ! Tu imagines, une boîte aussi vieille qui contient une technologie aussi avancée !
A mon tour, j’avais des accents circonflexes au-dessus des yeux.
– Ok, mais nous par contre, on a pas avancé d’un orteil (égal un demi-pouce), on ne sait toujours pas à quoi elle peut bien servir.
– Nous, non ! Mais si tu penses que Sveta veut la récupérer, c’est qu’elle, elle doit le savoir.
En fait, je n’étais plus vraiment sûre de rien, mais (je vous rassure) cette histoire était déjà bien trop avancée pour ne pas aller à son terme (Fin du chapitre ? Oui, et c’est pas trop tôt !).
Chapitre 8 – Un plan parfait !
Bzzziiig ! C’est le drôle de bruit que venait de faire la sonnette du « Doktor Zahnbrecher »
– Brr, a fait Mathilde, on dirait qu’on vient d’appuyer sur l’interrupteur d’une chaise électrique.
Ça n’a pas fait rire Alex, dont la joue avait en quatre jours quadruplé de volume.
– Ne t’inquiète pas, a ajouté Mathilde comme pour se faire pardonner, tu auras droit à ton anesthésie.
– Ouai, a ânonné Alex, avant de passer sur la chaise, tous les condamnés y ont droit.
Dix secondes s’étaient déjà écoulées depuis la dernière exécut… euh je veux dire, la dernière sonnerie.
– Possible qu’il soit pas là ? a commencé Alex avec une lueur d’espoir dans les yeux, avant d’être interrompu par un cri.
Mathilde a sursauté :
– C’était quoi ça ?
Je tentais de rester zen :
– Je sais pas, mais ça ressemblait pas à un cri humain si ça peut vous rassurer.
Alex s’est penché vers moi, du haut de son mètre probablement 78 (il faudra que je pense à le mesurer discrètement) :
– Merci, je suis parfaitement rassuré maintenant que je sais que le Doktor fait sortir des cris inhumains de la bouche de ses patients.
Et la porte s’est ouverte. Et le « Her Doktor » est apparu.
La première chose que je constatais, c’était sa blouse blanche et immaculée, ce qui était une bonne chose, même si à bien y réfléchir, il avait très bien pu en changer avant de nous ouvrir. J’essayais d’effacer l’image d’une blouse couverte d’hémoglobine et d’un patient sanguinolant, qui venait de jaillir de mon esprit comme le sang d’une artère sectionnée (désolée pour les personnes sensibles, mais c’est trop tard !)
La deuxième chose, c’étaient ses cheveux, blancs comme sa blouse, et en batailles comme s’il les avait séchés dans un panier à salade. Et la troisième, c’était son regard, qui avait quelque chose d’étrange…
– J’ai l’impression qu’on vient d’ouvrir la boîte de docteur Maboule, a dit Mathilde à voix basse.
Hum, oui, c’est ça, il avait vraiment l’air… maboule. J’ai levé la tête vers Alex, et sans parler j’ai essayé de lui dire, « pardon » avec le sourcil gauche et « je suis désolée » avec le sourcil droit (mais je ne suis pas sûre qu’il fasse « sourcil » en deuxième langue).
Docteur Maboule a parlé :
– Arr, Her Alex, fou zet finallemend reufeunu ! Afec fotre maman et fotre krant mér, ya ! Guten tag meine damen ! (Bonjour mesdames !)
Ok, en plus d’avoir un regard de maboule, il avait une vue de talpidé (voir un des chapitres précédents, je ne sais plus lequel).
Mathilde, qui visiblement comprenait aussi bien le franglais que le frallemend, m’a murmurée l’air faussement vexé :
– J’aimerais bien savoir qui de nous deux est la mère, et qui est la grand-mère ?
Her Doktor a tourné les talons, les a faits étrangement s’entrechoquer et s’est éloigné dans le couloir. J’ai tiré sur la manche d’Alex qui commençait à la suivre.
– Tu sais, je t’en voudrais pas si on s’en va.
Il a souri d’un seul côté :
– T’inquiète, je t’en voudrais pas si on reste. Et il a emboîté le pas du docteur.
***
Au bout d’un petit couloir blanc, il y avait un comptoir, un peu comme dans un bar (afin j’imagine, car je ne fréquente pas ce genre d’établissement) sur lequel était posé un écran d’ordinateur et un bol.
Her doktor s’est approché du comptoir, a levé la main comme s’il allait commander un verre de schnaps (je crois que c’est un désherbant allemand, qui peut également servir de désinfectant et en derrière recours de désaltérant), et l’a plongé dans le bol. Puis il l’a ressorti remplis de… cacahuètes ? Qu’il a engouffré dans la bouche droite de sa blouse (sa poche quoi).
Nous avons ouvert des yeux gros comme des noix de coco.
– Mince a dit Mathilde, c’est pire que ce que je pensais !
– Eh ! C’est vrai, ai-je répondu, j’adore les cacahuètes, il aurait pu nous en proposer quand même !
Le Doktor s’est tourné vers Alex, je remarquais alors qu’il avait oublié deux cacahuètes dans le bol, je me proposais de les « accepter » et les glissais dans ma poche. (Bon, ne faites pas des yeux noix de coco vous aussi, je vais pas finir en prison pour deux misérables cacahuètes ! Si ?)
– Serh gut, Her Alex, nous zallons poufoir nous socupper de fotre touleur, feuillez me zuivre, et il a une fois de plus fait claquer ses talons.
Nous l’avons tous suivi jusqu’à une porte très accueillante où était accroché un petit panneau sur lequel était marqué « danger ».
D’une main décidée comme un pas, il a ouvert la porte. Ouf, ce n’était pas la salle d’opération mais la salle radio.
Il est allé se placer derrière un écran de contrôle, puis il demandé à Alex de se mettre contre une drôle de machine à l’autre bout de la pièce.
– Maman et krante maman, fou poufez fou mettre terriere moi z’il fou plait,
Je me suis avancée la première.
– Merci de me laisser le rôle de « krant maman » ! a bougonné Mathilde.
***
A partir de là, il allait falloir écarquiller nos yeux et nos oreilles.
Her Doktor a manipulé un petit joystick. Une plateforme située au-dessus d’Alex est rapidement descendue. Alex a poussé un cri, la plateforme est légèrement remontée et Alex s’est vigoureusement frotté la tête.
– Arr, Her Alex, fou avez la tête tur, heureussement fou n’afez pas kassé le matériel. Sehr gut ! Maintenante, ne pouger plus, la betite oizeau vat zortir.
Sur l’écran de contrôle, je pouvais voir le visage crispé d’Alex. Her Doktor a appuyé sur un gros bouton noir à côté du joystick. La plateforme surplombant la tête d’Alex s’est mise à tourner lentement, révélant un panneau incurvé qui peu à peu est venu masquer son visage, pendant que sur l’écran apparaissait le contenu de son crâne sous plusieurs angles différents.
– Ya ! s’est exclamé le Doktor, fou avez un grosse cerveau et un bédite abzés, das ist mieux que le kontraire, nein ? et il s’est esclaffé.
Puis la plateforme a achevé sa rotation et la tête d’Alex est réapparue. Je vérifiais discrètement qu’il ne lui manquait rien. Yeux, bouche, nez, abcès, tout était là, et à la bonne place !
– Gut ! a dit le Doktor, jetz (maintenant), nouz allont poufoir fou elitminer.
Mathilde a sursauté.
– Arr, s’est repris Her Zahnbrecher, je veux tire, fou elitminer zet abcés, ya ? Folge mir (suivez-moi).
Alex a poussé un gros soupir et pris la suite du docteur. En passant il nous a fait un clin d’œil de sa joue encore valide (ben ouai, pour faire un clin d’œil on se sert de la joue, c’est comme ça)
– Maintenant, c’est à vous de jouer.
***
Mathilde et moi avions pris résidence dans la salle d’attente. L’endroit était frugalement décoré d’une plante, dont les fleurs jaunes en forme de petit croisant, rappelaient ce fruit exotique à la peau épaisse et la chair tendre et sucrée qu’on déguste crue ou cuit et… Bon, ok j’ai oublié comment ça s’appelle (vous pourriez m’aider là !).
– C’est un bananier ! a remarqué Mathilde (Ah ben voilà, elle a été plus rapide que vous), qu’est-ce qu’on fait avec un bananier dans une salle d’attente ?
– Ben, on attend que poussent les bananes je suppose. C’est peut-être une méthode allemande pour faire passer le temps.
– Une espèce d’horloge à banane tu veux dire ?
– Ouai, là par exemple, il doit être banane moins dix.
– En tous cas y’en a un qui doit pas être en train de se fendre la banane en ce moment.
– La poire, on dit : se fendre la poire.
Et un cri aigu à fendre l’âme d’une poire a retenti derrière la porte de la salle d’opération. Et le présent a englouti tous les autres temps.
***
Mathilde se lève précipitamment comme si la chaise lui avait mordue les fesses.
– Le cri c’est le signal ? C’est ça non ?
Sa respiration est saccadée.
– Euh, je sais pas trop si c’était Alex qui …
Puis un second cri crisse à nos oreilles.
– Là, c’est lui ! Faut y aller !
J’ai l’impression que son injonction m’injecte de l’adrénaline dans les veines.
On se précipite au ralenti dans le couloir. Mathilde se colle comme un magnet à la porte de la salle d’examen, je m’approche furtivement de la porte de la salle radio. Le petit panneau essaye de m’intimider en hurlant un « danger » à mes yeux. Ma main n’en tient pas compte et tord le cou à la poignée. La porte s’avoue vaincue et pivote avec déférence avant de me laisser pénétrer dans l’antre radioactif (enfin, je suppose car je n’ai pas mon compteur Geiger pour vérifier).
Je m’approche de l’endroit où Alex se tenait et je sors la boîte de ma poche. Je cherche un endroit où la poser, et après une seconde d’exploration infructueuse, je murmure aussi fort que je peux (je viendrais pas de faire deuxième un oxymore ? Je vous laisse trouver le premier, là j’ai pas le temps)
– Mathilde, y’a pas d’endroit où poser la boîte, viens faire l’étagère vite !
Elle se décolle comme un vieux sparadrap mouillé (elle est déjà en sueur) et marche à reculons vers moi tout en continuant à surveiller la porte.
Un bruit de perceuse et un nouveau cri viennent faire trembler nos tympans.
Mathilde dégluti :
– Ça fait un gros bruit pour une petite fraise non ?
Je préfère ne pas y penser :
– Vite, mets-toi dans le coin, sous la plateforme.
Je lui tends la boîte.
– Mets-la au niveau de ta bouche.
Je me faufile derrière l’écran de contrôle, je pose ma main sur le joystick.
– Euh, t’es sûre que tu vas savoir manipuler cet engin, c’est pas un presse purée je te rappelle !
Je tente de la rassurer :
– T’inquiète, je m’arrête avant que tu ressembles à du hachis parmentier.
J’en ai l’eau à la bouche, je tremble un peu, mais moins que Her Doktor, j’appuie sur la petite manette.
Victoire, la plateforme descend. Je lâche le joystick avant de scalper Mathilde. Je respire et j’essaye de me rappeler si je n’ai rien oublié, ah si :
– La betite oizeau vat zortir ! et j’appuie sur le bouton.
La plateforme commence à tourner, c’est trop facile !
– STOOOOP !!!
Sans réfléchir j’écrase le bouton noir.
– Ça passe pas, tu vas me raboter les bras là !
Les coudes de Mathilde dépassent.
– Mets la boîte dans ta bouche et tes bras le long du corps.
– Quoi ?
– La boîte !
Mathilde soupire, place la boîte entre ses mâchoires et la mord.
– Ai bon a ? (Traduction simultanée : j’ai bon là ?)
– Parfait !
Je vais appuyer sur le bouton quand du coin de l’oreille je perçois un bruit venant de la porte de la salle d’opération. Je tourne la tête et vois pivoter la poignée au ralenti, dans un souffle je dis à Mathilde :
– Surtout, ne bouge pas !
Je bondis à travers la porte que je ferme sans même m’arrêter, me jette dans la salle d’attente et plonge sur une chaise juste au moment où le Her Zahnbrecher sort de la salle d’opération !
Il vient vers moi, s’arrête, tend un bras ganté. Je vois défiler ma vie :
La maternité, mon 1er rot, la douce chaleur de mon 1er pipi, ma 1er…
– Banane, ya !
Et le Dokor arrache une petite banane du bananier qui est juste à côté de moi. Il la regarde comme s’il voyait une banane pour la première fois, puis il me regarde, j’ai l’impression qu’il cherche les sept différences. Mon cœur s’emballe et demande de l’aide à ma langue :
– Euh … Sehr gut banana ? (Très bonnes les bananes ?)
Il fait une grimace et hausse les épaules.
– Für eine singe, ya ! et il claque les talons, retourne dans la salle d’opération et claque la porte.
Ouf ! Je m’affaisse dans ma chaise, il n’a pas noté l’absence de « Krant Maman ».
Mathilde ! Je l’avais complètement oubliée, je m’éjecte de mon siège et me parachute sur la porte de la salle radio.
– Ai a o o ! (Je décode : c’est pas trop tôt ?)
Mathilde dégouline, la mâchoire crispée sur la boîte
– Ouge oi un eu (bouge-toi un peu ? j’ai l’impression qu’elle parle le Tom Cruise, elle pourrait articuler quand même).
Ok, j’appuie de nouveau sur le bouton. La plateforme pivote et son visage squelettique apparaît enfin sur l’écran !
– C’est quoi ce bazar ?
– Hein oi ? bafouille Mathilde.
– Tu peux enlever ton dentier, je comprends rien à ce que tu dis !
Elle recrache la boîte et me rejoint.
– Eh, mais finalement c’est pas aussi vide que ça ! Faudra que je montre la photo à mes parents.
– Mathilde, c’est pas le contenu de ton crâne qu’on voit, c’est le contenu de la boîte.
– Ah, je me disais aussi, ça avait l’air trop bien rangé.
Un bruit de tractopelle en provenance de l’autre salle, nous ramène à notre mission. Alex doit avoir la bouche en chantier.
– Surveille la porte pendant que je récupère l’image !
Je la regarde s’éloigner et ventouser son oreille sur la porte (sploc !).
Bon, il est temps de revenir à mes moutons, je me tourne vers l’écran, et me retrouve nez à nez ( ?), avec une saucisse !
Non mais ? Les parties intimes et mystérieuses de Mathilde et de la boîte ont disparue ! A la place, une dizaine de saucisses parcourt l’écran comme autant de petits nuages roses (des saucissonimbus peut-être ?).
***
Mes tempes battent au rythme de mon cœur, qu’est-ce que je suis sensée faire ? Je n’ai pas le temps de me gratter le sourcil gauche pour m’allumer le cerveau qu’un couinement résonne depuis la porte d’en face. Mathilde se décolle la ventouse (colps !), et s’écarte de la porte. Plus un son, plus rien ne bouge, puis un bruit de centrifugeuse suinte à travers les murs. Et la voix du Dr Zahnbrecher trompette à nos trompes d’Eustache :
– Ne fou zinquitez pas herr Alex, z’est sans tanger !
Et un cri arrache une feuille à nos cœurs d’artichauts. Mathilde murmure inquiète :
– Qu’est-ce qu’il fait là-dedans, il passe Alex au mixeur ?
Une image de zombi à paille refait surface du premier volume de mes chroniques (que je vous conseille si vous ne l’avez pas lu). Je repasse en vue réelle juste à temps pour la voir entrouvrir la porte. Je souffle dans sa direction :
– Mais qu’est-ce que tu fous ? (Veuillez pardonner cet écart de langage qui ne reflète en rien la bonne éducation que mère et que père m’ont donnée).
Pas de réponse, son cerveau sonne occupé, je laisse un message sur son répondeur :
– Euh, Mathilde, tu pourrais refermer la porte avant qu’on se fasse repérer et rappliquer par ici, parce que j’ai un problème là, tout de suite. Et je termine par un : rappelle moi dès que tu as ce message.
Cinq secondes plus tard, le message à l’air d’avoir atteint la masse spongieuse qui flotte dans sa cavité cérébrale, elle pousse délicatement la porte, se retourne vers moi et s’avance tel un spectre qui aurait vu un fantôme dans ma direction. Son visage reflète l’hébétude et sa bouche est agitée de petits mouvements verticaux. Une fois à ma hauteur je lui murmure :
– Mathilde ? Ça va ? Qu’est-ce que tu as vu là-dedans ?
Ses yeux et sa langue semblent se remettre correctement dans leurs orbites, elle me regarde et me dit :
– Son assistant, j’ai vu son assistant !
– Eh ben, c’est plutôt une bonne nouvelle qu’il ait un assistant non ? Tu pourrais m’aider maintenant ?
Apparemment elle a retrouvé la parole mais pas l’ouïe.
– C’est lui qui mange les bananes …
– Oui, Ok mais là, moi, j’ai un problème de saucisses.
J’ai l’impression de parler dans un violon.
– …et les cacahuètes !
Je sens qu’on va avoir du mal à se comprendre.
– Tu comprends toujours pas ? (C’est bien ce que je dis), son assistant, c’est un singe ! UN SINGE !! et elle se met à se gratter sous les bras en poussant des petits cris.
***
J’hésite à aller cueillir une banane dans la salle d’attente pour la calmer, lorsque soudain, un silence assourdissant interrompt la séance d’épouillage qu’elle commençait à me prodiguer.
– Tu entends ?
Je lui réponds inquiète :
– Non ! Parce que toi tu entends quelque chose ?
– Justement, plus un bruit, c’est curieux non ?
Et puis la voix du Doktor traverse le mur pour venir faire tinter son accent teuton à nos oreilles :
– Ya, nouz avont derminé herr Alex. Herr Alex ? fou m’entendre ? Arrr, Sigmund, enléfe ces bananes de sez oreilleux, un patiente ce n’est paz un jouéte !
On se regarde et on s’exclame en chœur comme deux sœurs jumelles : « Il a fini ! ». Et c’est la panique dans notre petite boutique. Un cri de désespoir s’échappe de ma gorge ;
– Retiens, le docteur et son… assistant… ou quoi que ce soit ! Je vais essayer de me débrouiller avec mes saucisses !
Mathilde me regarde, regarde les saucisses volantes, et la lumière jaillit de son cerveau comme le ketchup de sa bouteille
– C’est un économiseur d’écran ! et elle se précipite vers sa porte tout en claquant la mienne.
Je me retrouve prisonnière comme euh…, une saucisse dans son hot dog ? Ma respiration s’accélère, j’ai chaud et pourtant je frissonne. Comment m’échapper de ce piège ? Pas de sortie de secours, pas de fenêtre, plus d’espoir ! J’essaye de me calmer et de reprendre les choses dans l’ordre.
Qu’est-ce qu’elle a dit déjà ? Un économiseur d’écran ? Je me tapote le front, mais oui ! Je suis vraiment trop bête ! Je tapote l’écran. Bingo, il est tactile. Les saucisses disparaissent au profit du profil de Mathilde.
Depuis le couloir j’entends la voix de Her ZahnBrecher.
– Sehr gut meine Krant Maman, fotre petite fils vat bient, zon abzés est zoigné, ya ! Und ne fou zinquité pas zi ses oreilleux zent la banane ! et il s’esclaffe à nouveau. Aber ? Ou es fotre charmante fille ?
Une seconde d’au moins plusieurs secondes s’écoulent, j’ai l’impression d’entendre les méninges de Mathilde tourner à plein régime.
– Euh, c’est-à-dire …
Ça commence à sentir les neurones grillés jusqu’ici lorsque :
– Les toilettes ! Où sont les toilettes ! Je dois me … repoudrer le nez.
– Arr, les franseusich, fou afez de trole de manière de barlér de la petite komizion. Das ist bar ici.
Un claquement de talons et je les entends s’éloigner. Génial ! Mathilde m’a offert un peu de répit. Vite, je sors le vieux téléphone que Jérémie m’a donné en guise d’appareil photo et je mitraille l’écran comme un paparazzi. J’ai tout ce qu’il me faut, plus qu’à quitter les lieux discrètement. J’approche à pas de loup de la porte et tends des oreilles de Lynx pour voir si la voix est libre (j’ai dix sur dix à chaque oreille, mais pas de poils aux pattes je précise). Aucun bruit à l’horizon, je décide d’ouvrir la porte et me retrouver nez à … pas de nez (?), avec un singe !
***
Je pousse un cri en Do, il m’imite et pousse un cri en Ut. Il est perché sur le comptoir juste à côté du bol. Il est vêtu d’une petite blouse blanche et ses mains sont gantées de blanc ; et ses pieds aussi !
Du fond du couloir j’entends Her Doktor qui parle à Mathilde qui doit être enfermée dans les toilettes.
– Toute vat bient meine Frauleine ? Z’était la grosse komizion nein ? et il repart d’un rire tonitruant !
J’entends un bruit de chasse d’eau, le numéro de Mathilde va prendre fin et je suis tétanisée devant la porte ouverte de la salle radio. Je fais mine de la fermer mais le singe me montre ses dents, parfaitement blanches, parfaitement alignées, et parfaitement aiguisées (il ressemble vaguement à Tom Cruise) ! Soudain, une effluve d’arachide se rappelle à mes narines. Je plonge la main au fin fond de ma poche et en ressors les deux cacahuètes que j’avais « empruntées ». Je n’ai pas le temps d’ouvrir ma main qu’elles sont déjà passées dans les pieds de Sigmund. Il ne fait plus attention à moi, mon ego en prend un coup, je vaux moins à ses yeux que deux cacahuètes.
Je ferme la porte de la salle radio et me faufile collée au mur jusqu’à la salle d’attente. Pas le temps de reprendre ma respiration que déjà Mathilde et de retour avec un Her Doktor hilare :
– Et Foila ! Grosseux Komission akomplite !
Je fais un clin d’œil bancale à Mathilde :
– Ya ! Mission accomplie ! On peut rentrer à la base…
Eh ! Mais on n’aurait pas oublié quelque chose ?
***
– Alex ! Euh … Alex, c’est bien toi ?
En le voyant sortir de la salle d’opération, chancelant comme la flamme d’un cierge (1m78 à peu près quand même !), on pourrait en douter.
Her ZahnBrecher s’approche de lui :
– Ya ! Ceute krant kaillarde aite en plein forme, ich bin zertain qu’il n’a plut de touleur, et il lui donne une grande claque dans l’omoplate, sauf dant le dos bient zur, et il se met à rire bruyamment.
Sigmund se met à rire également tout en se tapant les fesses sur le comptoir et en applaudissant avec sa deuxième paire de mains (ou de pieds, ça dépend comment on se place).
La petite partie logique, que j’ai dû hériter de mon père, se met à clignoter dans ma tête, signalant que la dose admissible de « n’importe quoi » (« n’importe nawak » en langage périphérique) est en train d’être atteinte, et qu’une exposition plus longue à la folie ambiante pourrait entraîner des séquelles irrémédiables.
Mathilde regarde Alex qui regarde Mathilde qui regarde Sigmund. J’ai l’impression qu’il y a eu du court-jus dans leur boîte à fusible. Je profite des quelques bribes de facultés mentales qu’il me reste pour les interpeller :
– Bien, Euh … Maman ? Alex ? On y va maintenant !
Et je montre l’exemple en me tournant vers la porte d’entrée. Je commence à avancer prudemment.
Soudain je sens une main se poser sur mon épaule. Je tourne la tête, j’aperçois un gant blanc. Je fais rapidement le compte des personnes de mon entourage immédiat qui portent des gants blancs. Je n’en connais que deux, et l’une d’elle seulement descend du singe. Je n’ose plus bouger jusqu’à ce que la voix « rassurante » de Her Dokor me glisse dans l’oreille :
– Et n’hessiter pas à lui mettre de la glace en kas de touleur, ya ?
Il me tient toujours l’épaule, apparemment il attend une réponse :
– Sur la joue ? (bon, je n’ai qu’une question en stock)
– Nein, danz une ferre de schnaps bien zur, il faute le boire « cul sec », effet andi-touleur karantie ! il me lâche et repart d’un rire hystérique, accompagné de Sigmund.
– Euh…Danke shoen Her doktor.
Je prends Mathilde et Alex par la main et les entraine rapidement vers la sortie sans plus me retourner de peur de voir Le Dokor Zahbrechher et Sigmund se taper les fesses par terre.
***
Je venais de claquer la porte et, un peu comme si j’avais claqué des doigts à la fin d’une transe hypnotique, Mathilde est sortie de son état végétatif et m’a demandé, tout en reprenant sa respiration :
– Ça s’est vraiment passé ?
Je l’ai regardé un peu hébétée :
– Je sais pas, un jour, il faudra que j’écrive tout ça et que je le relise pour me rendre vraiment compte.
On s’est tournée vers Alex, il n’avait toujours pas dit un mot depuis qu’on s’était « échappé ». Mathilde l’a interrogé doucement :
– Alex, ça va ? On est sorti, tout va bien maintenant.
Il a bafouillé d’une voix remplie d’effroi :
– Le singe… Sigmund… le singe…
J’essayai de le calmer :
– Oui, on sait Alex, finalement le Dr Zahnbrecher a trouvé un assistant, c’est juste que… c’est un singe. Bon ok, il t’a mis une banane dans l’oreille, mais …
– Mais non, c’est pas ça, c’est le Dr Zahnbrecher…
– Quoi ? a dit Mathilde d’une voix la plus apaisée possible, c’est le Docteur qui t’a mis une banane dans l’oreille ?
– MAIS NON ! s’est énervé Alex, vous comprenez rien, le Dr Zahnbrecher, c’était LUI, l’assistant !
Euh ! je crois que là, on allait tous avoir besoin d’un grand verre de schnaps, avec de la glace !