Mamy était en train de tourner sa petite cuillère dans sa tasse, tout en devisant sur les vertus du thé
– Cailm eye séwénitey, tayl sonte leye veuwtou dou tii ! Bouyvez meyes enfantes. (Calme et sérénité, telles sont les vertus du thé ! Buvez mes enfants.)
Je portais la tasse à mes lèvres, et manquais de peu de me brûler au 99éme degrés. « Calme et sérénité », mouai, tu parles ! Mathilde, elle, semblait avoir retrouvé toute sa quiétude. Peut-être fallait-il avoir un peu de sang anglais pour profiter des bienfaits de cette eau chaude parfumée ?
– Dje croye qu’il fauye aippelyé la powlayse, (Je crois qu’il faut appeler la police), a fini par dire Mamy après avoir avalé sa dernière gorgée.
Mathilde a lu le grand désarroi qui s’était imprimé sur mon visage :
– Je crois qu’elle a raison, non ?
J’acquiesçais bien malgré moi, même si l’idée de voir arriver la police, alors même que mes parents n’allaient pas tarder à débarquer complètement affolés, n’était pas pour me rassurer.
– Je reprendrais bien une tasse de thé finalement !
***
Ce qui a suivi tient du miracle. Mamy seulement munie d’un antique téléphone à touches, probablement évadé d’un musée, a réussi non seulement à contacter la police, mais surtout à leur expliquer les détails de l’infraction qui avait été commise.
– ilse sewonte laye dante ouite mayeneutse ! (Ils seront là dans huit minutes !) a t ’elle annoncé fièrement en raccrochant le téléphone médiéval.
Je me suis penchée vers l’oreille de Mathilde :
– Tu crois qu’elle a appelé la police française ou Scotland yard ?
Elle m’a gratifié d’un sourire et d’un clin d’œil :
– Si on voit arriver des Bobby’s, on saura !
7 Minutes et 35 secondes plus tard, nous savions.
***
– Bonsoir Madame, Police Française !
La jeune femme, grande et élancée, se tenait sur le palier, l’index tapotant sur son insigne accroché à sa chemise bleu marine.
– Soir M’dame !
L’homme, petit et rondouillard était un pas derrière elle, sa tête et ses yeux balayaient l’étage, comme s’ils étaient à la recherche du moindre grain de poussières.
Mamy a pivoté comme une porte sur ses gonds, il m’a semblé l’entendre grincer, et les a invités à rentrer.
– Vous pwendwait bien oun taisse dou tii ? (Vous prendrez bien une tasse de Thé ?)
Elle a traversé le couloir qui menait au salon, enjambant Doddy qui était revenu s’y allonger, en plein milieu, surement épuisé par son acte héroïque.
Les deux policiers ont enjambé à leur tour l’animal affalé sans plus de commentaires.
Après nous être extirpés de nos poufs, non sans mal, on attendait comme deux petites filles sages, debout près du fauteuil. Mamy a montré les sièges aux agents, qui se sont regardés un peu étonnés. La femme a haussé les épaules et a fini par s’asseoir, suivi dans la même seconde par son compère. Nous les avons vu disparaître peu à peu, comme dans des sables mouvants.
Une fois stabilisé et une tasse de thé dans la main, la policière a considéré qu’il était temps de passer aux choses sérieuses :
– Bien ! Pourriez-vous nous décrire précisément ce qu’il s’est passé ?
Mamy s’est tournée vers nous :
– Allaye zy meyes enfantes, eyxplayquaye ai laye djolay deillmoyzell ! (Allez mes enfants, expliquez à la jolie demoiselle !)
La jolie demoiselle en question a rosi quelque peu :
– Euh, oui, je pense qu’il est préférable que des personnes moins… enfin plus… francophones, relatent les faits.
Elle a plongé sa main dans les entrailles du pouf, et en est ressortit avec un calepin. Puis, profitant de la seule main libre de son collègue, elle s’est débarrassée de sa tasse. Je venais de comprendre pourquoi ils étaient venus à deux.
***
Il était 22h30, pas sur l’horloge de Mamy qui indiquait toujours 20h (il faut que je pense à lui offrir des piles pour son 126émé anniversaire), mais j’avais regardé discrètement sur la montre de la policière. Nous avions raconté toute notre aventure aux deux agents. La femme avait pris des notes, tout en nous lançant des regards tour à tour, bienveillants, interrogateurs, étonnés, sévères… bref, toute une palette variée de mouvements d’œil et de sourcil. Est-ce qu’on avait des cours d’expression oculaire à l’école de police ?
– Donc si je résume, a-t-elle commencé en me ciblant du regard, un mystérieux homme en noir serait sorti de chez toi, alors même que tu essayais d’y entrer, à l’aide d’un stylo !
Ça faisait beaucoup de conditionnel et de sous-entendues dans une seule phrase non ?
– Et tout ça, sans qu’aucuns voisins ne vous entendent ?
– C’est que… les appartements sont très bien insonorisés, a répondu Mathilde, fébrile comme si elle venait de lancer une bouée crevée à une personne qui est en train de se noyer.
– Très, très bien insonorisés apparemment, a poursuivi l’inspectrice. Et la « chose » étalée dans le couloir aurait mis ce mystérieux homme en noir en fuite après que tu lui aies crié : JAMBON !
Son collègue a gloussé doucement. J’avoue que résumé de la sorte, tout ça ressemblait à une histoire sortie de l’esprit tordu d’un auteur de roman pour pré-ados !
– Mmmm ? Tu m’as dit que la « chose » étalée dans le couloir avait arraché un bout de l’homme en noir…
Je lui ai lancé un regard courroucé (moi aussi j’ai pris des cours d’expression oculaire) :
– La « chose » c’est Doddy, et un bout de son survêtement seulement… en bas de l’escalier, près de la porte d’entrée.
– Bien, dans ce cas, allons-nous dégourdir les jambes !
Son acolyte a acquiescé, et après nous être mises en quatre pour le sortir, à trois, du pouf, nous avons pris la direction du rez-de-chaussée sous le regard interrogateur de Mamy, et le regard complètement assoupi de Doddy.
***
Le petit agent rondouillard avait fouillé tous les recoins du couloir sans résultat.
– Pas la moindre trace du plus petit atome de tissu inspecteur, il avait l’air un brin agacé.
Je commençais à me sentir mal à l’aise, Mathilde ne semblait pas plus rassurée. Avait-on été victime d’une hallucination collective… toutes les trois ? Non ! On n’avait pas rêvé, et j’en avais la preuve :
– Le sang ! Du sang de l’homme en noir est tombé près de la porte, je l’ai vu ! Juste là, sous la poignée.
L’inspectrice a fait un geste à l’agent, qui a soupiré avant de se mettre à quatre pattes.
Nous étions suspendus à sa reptation, inspirant à chacun de ses arrêts, expirant lorsqu’il reprenait sa déambulation au ras du sol. Puis soudain, nous avons cessé de respirer. A la faveur d’un mouvement de jambe, son blouson venait de remonter sur sa taille enrobée, nous dévoilant le haut de son pantalon ; au mouvement suivant, et sûrement par esprit de contradiction, son pantalon à emprunter le chemin contraire, nous dévoilant le haut de son slip, et avant même qu’un cri ne franchisse nos lèvres, son slip, à l’élastique passablement usé par la vie, a fini par nous dévoiler… sa raie des fesses. L’inspectrice, surprise par cette apparition anatomique, s’est alors opportunément extasiée sur la fresque du plafond :
– Vraiment très beau ce… cumulus !
A notre tour, nous avons gloussé doucement.
***
Rien ! Pas la moindre trace du plus petit atome de sang non plus ! Je me suis mise à mon tour à quatre pattes, le nez collé au sol pour tenter de dénicher cette satanée goutte.
– Elle est là, c’est obligé… elle est là !
Au bout de quelques secondes, je me relevais. Peut-être était-ce sous l’effet de la poussière, je ne sais pas trop, en tout cas, j’avais les larmes aux yeux !
Tout bon chevalier vous le dira, sur un champ de bataille, rien de mieux qu’un chaton aux yeux humides pour briser les plus solides armures ! L’inspectrice a semblé troublée :
– Ecoute mon chaton… euh… Lola, nous allons sûrement trouver une explication… à tout ça !
Elle m’avait appelé par mon prénom (Lola, pas chaton !), tout n’était pas perdu ! Elle a fait demi-tour, et notre petite troupe est remontée au premier étage. Mamy attendait sur le pas de la porte. L’inspectrice s’est avancée vers elle visiblement gênée et a pointé son index vers Doddy, qui maintenant ronflait bruyamment en travers du couloir :
– Madame, est-ce que vraiment un homme en noir a été mise en fuite par ce… chien ?
Mamy a soulevé un seul sourcil, je l’ai trouvé encore très souple pour son âge ! Mathilde a semblé comprendre son message, car elle s’est approchée pour lui traduire la question.
Mamy a soulevé deux sourcils ! Cette fois ci j’avais compris le message moi aussi : elle était furax ! Ce qui, en tant que sujette de sa gracieuse Majesté, s’est traduit par un poli mais très froid :
– What ?! You say we are lying ?! (Quoi ?! Vous dites que nous mentons ?!)
Apparemment, le petit agent n’avait pas fait Anglais seconde langue, car il a interrogé :
– Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Je traduisais :
– Je crois qu’elle demande si vous l’avez traitée de menteuse ?
– Euh, moi ? Mais je n’ai rien dit !
Je rajoutais gentiment une petite goutte d’huile (d’olive première pression à froid) sur le feu :
– N’empêche, je crois qu’elle est très énervée !
– Mais je…, il prit la jeune femme à témoin, inspecteur… c’est vous qui…
Il n’a pas eu le temps de poursuivre car Mamy s’est tournée, et a hurlé tel un général sur un champ de bataille :
– Doddy ! For the queen !! (Doddy ! Pour la reine !!)
Et Doddy est passé de l’état « princesse endormie qui bave et qui ronfle » à l’état « princesse qu’on vient de réveiller avec un seau d’eau glacée », et il a bondi tel un fauve, vers le petit agent.
Le temps a semblé s’arrêter. J’ai eu le temps de compter toutes les dents de Doddy : 42, et toutes celle de l’agent dont la bouche était ouverte dans un crie d’effroi : 28, dont une cariée qui nécessiterait un passage chez le dentiste. Puis un nouveau hurlement de Mamy a retenti, et le temps a repris son cours, en même temps que Doddy a repris sa sieste.
***
Nous étions tous effarés, sauf Mamy bien sûr, dont l’expression traduisait une certaine satisfaction, et Doddy, dont les ronflements, entrecoupés de pets discrets traduisaient une certaine décontraction. L’agent lui, était blanc comme une machine à laver et froid comme un congélateur !
– Ile aye dwessé pouw awtawqué a mone siguenal ! (Il est dressé pour attaquer à mon signal !)
Ça y est ! Je venais de comprendre, Doddy avait lui aussi une « phrase d’activation », un peu comme GOGOL, et ce n’était pas « JAMBON ».
– Impressionnant, vraiment très impressionnant !
Hé ! L’inspectrice venait d’utiliser la même phrase que ma mère ! Finalement, je commençais à bien l’aimer. Elle s’est alors penchée vers Doddy, et a tendu la main comme si elle voulait lui tirer la queue ? Puis elle s’est relevée, pas avec une touffe de poil, mais avec un morceau de survêtement. Doddy dormait dessus, depuis le début !
Ensuite, il fallut une nouvelle tasse de thé pour que le policier retrouve sa bonne couleur, et sa bonne température.
***
Il était 23h à la montre de l’enquêtrice ! J’étais un peu inquiète, et un peu vexée aussi que mes parents ne soient pas encore là. Est-ce que finalement ils n’avaient pas interrogé GOGOL, considérant que j’étais en sécurité et que rien ne pouvait m’arriver ? Eh bien voilà le résultat ! Tranquille dans leur vie les parents !
Heureusement, la policière semblait maintenant un peu plus convaincue. Elle a décidé d’emprunter l’escalier pour monter au cinquième étage, histoire de ne rater aucun indice que l’homme en noir aurait pu laisser. Ouf, l’enceinte Bluetooth était toujours là, sur une des marches, elle ne paraissait pas avoir trop souffert, et un peu plus haut le minuteur, notre histoire commençait à tenir la route non ? (J’espère au moins que vous avez répondu oui !)
Le policier est arrivé sur le palier le visage plus rouge que le gyrophare d’un camion de pompier.
– C’est là, qu’on s’est caché ! a dit Mathilde en désignant la petite plateforme au-dessus de la cage d’ascenseur.
La porte de l’appartement était ouverte ; il faudra que je pense à remercier l’homme en noir ! Nous sommes entrés, et j’ai fait la visite comme un agent immobilier expérimenté :
– Ici le couloir… ici le salon, si vous voulez bien me suivre… ici la chambre… et là, je vous présente ma nounou : GOGOL… Je n’ai pas pu m’empêcher : Ok GOGOL dit bonjour à la dame,
– Bonsoir, Madame !
La madame a froncé les sourcils et, contente de moi, j’ai poursuivi :
– Ici les toilettes, oups ! Excusez-moi, je n’ai pas tiré la chasse !
L’enquêtrice a griffonné sur son carnet, peut-être notait-elle que je n’avais pas tiré la chasse ?
– Tu es bien sûre qu’il ne manque rien ?
– Non, je ne crois pas, il y a toujours trois rouleaux !
Elle m’a jeté un regard sévère, qui s’est terminé en sourire. Je la trouvais de plus en plus chouette !
Même l’ordinateur portable de mon père était encore là, bien en vue au milieu du salon.
Soudain, l’agent, qui furetait dans tous les coins, a disparu dans le sol ! Bon j’exagère, seul son pied avait disparu, n’empêche que Mathilde et moi, avons poussé un cri ! L’homme ne semblait pas souffrir, tout juste était-il surpris :
– Il y a un trou là dessous !
Et il a tiré sa jambe, et son pied est réapparu, sans sa chaussure. Il y avait bien un trou, et même deux pour être précise, à la vue du gros orteil qui dépassait de sa chaussette !
***
Nous étions tous penchés au-dessus du « trou ». En fait, après avoir retiré le tapis qui recouvrait le parquet, nous avions découvert qu’une des lattes avait été enlevée. Le policier a paru déçu :
– Tout ça pour voler une planche en bois ! Il a remis sa chaussure en grommelant, pouvait pas aller à un magasin de bricolage comme tout l’monde ?
Mathilde m’a murmuré à l’oreille :
– Tu crois qu’il plaisante ?
– J’espère pour nous, j’espère pour la police, j’espère pour la France !
Elle a étouffé un rire. Le petit agent s’est tourné vers nous, et nous a fait un clin d’œil. Ouf, la France était sauvée.
– Il a dû croire qu’un objet de valeur était caché sous le parquet, est intervenue l’inspectrice, vous l’avez peut-être dérangé pendant sa recherche.
Les yeux de Mathilde ont subitement doublé de volume, comme si on lui avait comprimé la tête :
– Ça veut dire qu’il pourrait revenir alors ?
Personne n’a eu le temps de répondre, sauf l’ascenseur qui a fait : CLANG !
***
Ensuite ? Eh bien ensuite, tout va très vite, les deux policiers se retournent comme un seul homme… et une seule femme aussi du coup… vers la porte d’entrée qui est encore grande ouverte. Sur le palier, la lumière s’éteint. Une faible lueur monte de la cage de l’ascenseur. Les policiers dégainent comme dans un western d’appartement. Je pousse un petit cri en voyant apparaître leurs armes. La jeune femme essaye de me rassurer :
– Ne t’en fait pas, ils ne sont pas chargés…
Ça ne me rassure pas du tout…
– On n’a pas les budgets pour acheter les balles.
Mais alors, pas du tout !
– De toute façon je suis nul en tir, ajoute l’agent rondouillard.
Je plonge en direction du canapé. Mathilde a déjà investi la place. Je risque un œil vers le couloir, Mathilde me tire par le bras tout en me murmurant tremblante :
– Tu vois quelque chose ?
Je vois… je vois la lumière de l’ascenseur envahir la cage. J’entends… j’entends la cabine grincer en s’arrêtant. Et soudain, les portes commencent à s’ouvrir…
Et soudain, les portes continuent de s’ouvrir. Comme je l’ai déjà mentionné (pour les sceptiques, j’en ai la preuve écrite un peu plus haut), c’est un très très vieil ascenseur. Mathilde me presse la main comme un citron, est-ce qu’elle espère vraiment en tirer un jus d’agrume ?
Les policiers sont figés dans leurs positions de tireurs d’élites, prêt à faire feu… avec leurs bouches. J’espère qu’ils imitent le bruit des balles aussi bien que Sarah (Sarah ? Qui c’est ça ? Pour ceux qui se posent la question, retourner au chapitre 2). Et les portes ont enfin fini de s’ouvrir. Et un cri a retenti dans la nuit…
Et un cri a retenti dans la nuit ! Mais là, c’est moi qui venais de crier, en voyant apparaître mes parents dans l’encadrement des portes de l’ascenseur.
Les deux policiers ont baissé leurs armes. Mes parents ont baissé les bras. Le cri de ma mère et le mien ont fini par s’évanouir dans la quiétude de ce soir de printemps.