L’avocat gara sa voiture à côté de la barrière. Il pesta en coupant le contact, et Il pesta encore en mettant pied à terre :
Bon sang ! Y’a pas idée d’habiter dans c’trou perdu.
Il ouvrit son coffre et troqua ses chaussures à 150$ contre une paire de botte à 10$ qu’il avait achetait trente minutes plus tôt, dans le dernier patelin civilisé indiqué sur sa carte. Il grimaça en imaginant son allure :
Bon sang d’bouseux !
Il prit sa mallette sur le siège passager et, après qu’il eut ouvert le portail d’un coup de talon rageur, il s’engagea sur le chemin de terre.
Rapidement le chemin était devenu une piste, et les arbres clairsemés, une vraie forêt. Il marchait déjà depuis plusieurs minutes, à peine dix d’après sa montre à 200$, mais au moins le double d’après ses pieds de citadin, lorsqu’il vit une silhouette passée au loin. Il se mit à crier en hâtant le pas :
Eh, là-bas ! Attendez ! Attendez !
La forme humaine cessa de bouger. A mesure qu’il s’approchait, il distinguait mieux ces traits : un homme ? Oui ! Portant la barbe ? C’est ça ! D’un âge avancé ? Ça correspond ! Ce pourrait-il qu’il ait de la chance ?
Arrivé essouffler à quelques mètres de l’individu, il l’apostropha :
C’est vous ? L’homme qui vit dans la forêt ? « Le vieux sage » ?
L’homme posa sur lui un regard sombre et pénétrant qui le fit frissonner. Pour se redonner du courage il répéta plus fort :
On m’a dit qu’un homme, dit : « le vieux sage », habitait cette forêt, êtes-vous le vieux sage ?
L’homme sembla sourire :
Je ne suis pas « le vieux sage », mais je peux vous conduire à lui si vous me dites pourquoi vous le cherchez.
L’avocat soupira : « bon sang, combien cette forêt abritait-elle de cinglés ! ». Il ouvrit sa mallette et en sortie une chemise cartonnée.
Je dois lui faire signer ces papiers.
L’homme avança sa main pour saisir la chemise.
Pas touche ! Je dois les remettre en main propre.
Elles ne sont pas assez propres pour vous ? demanda le vieil homme, en montrant ses deux mains maculées de terre. Il sourit alors franchement, découvrant une dentition hasardeuse. Suivez-moi !
L’avocat hésita, ce vieil hurluberlu se moquait-il de lui, ou bien allait-il vraiment le conduire à l’homme qu’il cherchait ? Mais déjà il était parti, il n’eut d’autre choix que de le suivre.
Il crapahutait sous les taillis depuis maintenant trente minutes. Sur la carte, il lui avait semblait que le terrain était plat. Mais c’était sans compter les milliers de talus, de boursouflures, de buissons et de branches hostiles. Son costume commençait à porter les stigmates de cette escapade sylvestre. Il n’hésiterait pas à le facturer à son cabinet d’avocats.
Le vieil homme marchait plusieurs pas devant lui, il dut pousser sa voix pour l’interpeller :
Eh ! C’est encore loin ?
Dix secondes s’écoulèrent avant qu’il ne s’arrête et ne se retourne. Il dit d’une voix posée :
Vous ne m’avez pas répondu, qu’est-ce que vous lui voulez au « vieux sage » ?
L’avocat soupira à nouveau :
Je vous l’ai dit, lui remettre et lui faire signer des documents.
L’homme s’approcha de lui :
Signer ? Mais quoi exactement ?
Tout cette histoire commençait vraiment à l’agacer, Il posa brusquement sa mallette, l’ouvrit sans ménagement et en sortie la chemise qu’il agita sous le nez du vieil homme :
Vous vous foutez de moi pas vrai ? Vous savez pourquoi je suis là ! Alors si vous êtes ce foutu « vieux sage », signez ces papiers, prenait votre argent, et déguerpissez de cette foutu forêt !
Le vieil homme sourit tristement :
Une foutue forêt qui pousse sur un gisement de schiste bitumineux, pas vrai ?
Il voulait enfin jouer carte sur table ? Eh bien voilà qui lui convenait.
Et quoi d’autre ? Pourquoi est-ce qu’un avocat serait venu bousiller son costume à 400 dollars dans ce trou, si ce n’est pour en offrir 50000, au vieux fou qui possède l’acte de propriété.
Et si le vieux fou refuse ? S’il préfère continuer à vivre dans son trou bitumineux ?
Un rictus mauvais déforma les traits de l’homme de loi.
Alors … la prochaine fois ce n’est pas un avocat qui risque de débarquer !
Quoi d’autre, un croque-mort ?
Sans lui laisser le temps de répondre, le vieil homme leva le bras en direction d’un arbre derrière lui :
Tenez, le voilà votre « vieux sage » !
L’avocat le regarda interloquer :
C’est une blague ? Il habite dans cet arbre peut-être ?
Il n’habite pas dans l’arbre, c’est l’arbre !
« Bon sang, ce type est vraiment fou » pensa l’avocat, mais l’homme poursuivit :
Cet arbre est le plus vieil arbre de la forêt, s’il y a un vieux sage ici, c’est bien lui.
Arrêter vos conn …
TAISEZ VOUS ! cria le vieil homme !
L’avocat regarda nerveusement sa montre à 200 dollars égrainer des secondes qui valaient chacune au moins 10 cents, d’après son taux horaire.
Cet arbre est le véritable trésor de cette forêt, pas son sous-sol pétrolifère. Observez-le, écouter-le, comprenez-le. Il vous enseignera la patiente, la frugalité, l’abnégation. Il vous dira comment, sans jamais prendre plus que ce dont il a besoin, sans jamais exploiter plus que le sol de sa naissance, sans jamais ne souhaitez plus que le soleil et la pluie, il a vécu plus de 500 ans, en paix et en harmonie, et vous feriez mieux de m’écouter plutôt que de regarder votre montre !
L’avocat leva les yeux et se mis à ricaner :
C’est bon ? Vous avez fini votre plaidoyer ? Vous vous êtes bien foutu de moi ? Il leva la tête et se mis à éructer, vous savez ce qui va se passer ? Je vais vous donner ce foutu papier. Signé ou pas, ça n’a pas d’importance. Une fois que j’aurais acté la remise, la machine judiciaire se mettra en marche. Et après ça les tronçonneuses se mettront en marche, et dans six mois tout au plus je signerai le contrat avec la société d’exploitation pétrolière, et il ne restera de votre « vieux sage » que le cure dent qui servira à piquer les olives de mon Martini drink.
Le vieil homme se rembruni :
Pour vivre plus de cinq cents ans, la sagesse ne suffit pas, parfois, il faut savoir se défendre. Savez-vous comment un arbre se défend ?
L’avocat lui tendit le papier :
Non, je ne sais pas, et rien ne me fera plus plaisir que de continuer à ne pas le savoir ! Prenez ce foutu papier !
Un arbre, à mesure qu’il gagne en maturité, est capable de produire des centaines de molécules, propres à anéantir toutes les formes de nuisibles qui se risqueraient à l’attaquer …
Mais l’avocat n’écoutait pas et continuait d’agiter son précieux document :
Prenez ce putain de foutu papier !
Le vieil homme se tourna vers une des plus basses branches et continua imperturbable :
Prenez cette feuille …
Votre foutu feuille, voilà ce que j’en fait !
Il l’arracha, la broya dans sa main et, après l’avoir malaxé, la jeta dédaigneusement sur le sol.
Imaginez cet arbre, poursuivi le vieil homme, de plus de cinq cents ans, dont vous venez de toucher bien imprudemment une feuille, imaginez le nombre de molécules létales qu’il a appris à synthétiser.
L’avocat se redressa tout à fait, sa tête pivota légèrement, comme pour marquer son étonnement :
Vous vous foutez de moi ?
Puis ses doigts furent pris d’une inexplicable faiblesse …
Il fallut six mois à la forêt pour effacer la trace du précieux document, et douze mois de plus pour ingérer le corps étranger.
Aux dernières nouvelles, « le vieux sage » habite toujours quelque part sous la canopée.