Lorsqu’il arriva dans le parc ce jour-là, Monsieur Paul eu la surprise de voir « son » banc occupé. Plus précisément, dans l’esprit de Mr Paul, c’est le mot « occupation » qui s’imposa lorsqu’il vit les quatre énergumènes qui avait envahi son minuscule territoire.
Bien que public, Mr Paul considérait ce banc comme sa propriété, et quiconque osait le fouler de son fessier, devenait derechef un ennemi de sa lilliputienne nation. Car enfin, depuis maintenant huit ans, il était d’évidence que lui seul disposa de l’usufruit de ce mobilier urbain entre dix heures et seize heures. La chose était entendue, personne ne s’asseyait sur le Banc de monsieur Paul lorsque celui-ci y siéger, et celui ou celle qui avait l’audace de s’en approcher, se voyait gratifié d’un regard qui invitait à passer son chemin, plutôt qu’à tenter la conversation.
C’est depuis un bosquet attenant que Mr Paul analysa la situation. Les quatre énergumènes en question semblaient jeunes, et même si pour Mr Paul, tout individu de moins de soixante-dix ans pouvait être qualifié de jeune, ces quatre-là semblaient vraiment très jeune, voire carrément tombés de la dernière pluie. Peut-être quinze ou seize ans, comment savoir ?
Il les observa longtemps. Il les vit rire bêtement pendant d’interminables minutes, penchés sur leurs téléphones. Il les entendit prononcer des phrases dont la plupart des mots lui écorchèrent les oreilles. Il assista impuissant à la dégradation de son havre de paix : à coup de cutter, de jets de chewing-gum et autres sécrétions buccales. Il ne put en regarder d’avantage, et rebroussa chemin, laissant derrière lui sa parcelle aux envahisseurs barbares.
Il convient d’en dire un peu plus sur Mr Paul pour mieux comprendre son affliction.
Sa vie durant il avait travaillé. D’aussi loin que la lumière chancelante de ses souvenirs éclairait ses jours passés, il avait travaillé. Il avait commencé à la chaîne, dans une usine de traitement des métaux. Il avait appris les techniques et gravis tous les échelons jusqu’à un poste de direction. Irascible par nature, il était resté célibataire et s’en trouvait fort aise. Car Mr Paul savait où trouver son bonheur indépendamment des gens qui l’entourent : dans son travail.
Le jour de sa retraite forcée à plus de soixante-quinze ans, d’aucuns prédirent dans son dos, qu’il ne survivrait pas à sa « mise au rebut ». Mais Mr Paul avait une passion contrariée qui ne demandait qu’à s’épanouir, et c’est cette passion qui, chaque jour, repoussait depuis lors les ombres crépusculaires d’une inéluctable fin de vie : la lecture. Chaque jour ses yeux brûlants de fièvre, consumaient les livres en silence. Un deux, parfois trois, sa soif de mots était inextinguible.
D’abord, il avait lu chez lui, dans le confort étriqué de son petit appartement. Mais ces envolés littéraires avaient rapidement fait naître chez lui un besoin d’espace. La flamme de sa passion avait besoin d’oxygène, de souffle, de vie. Il lui fallait sentir la brise sur son visage, être pénétré par les odeurs du dehors, deviner, à la marge du regard les êtres, autours. Tous ses sens devaient être en éveille, pour qu’il soit pleinement acteur de ses lectures. Et comme tout acteur il lui fallut trouver une scène. Il jeta son dévolu sur le banc.
C’était un vieux banc, peut être aussi vieux que lui l’était. Vieux sans fioriture et un peu branlant. Il avait fallu qu’ils s’apprivoisent, qu’ils trouvent la position idéale, que la chair, le bois et l’acier se complètent pour ne former qu’une évidente silhouette.
Ainsi Lisait Mr Paul, depuis huit ans, six heures par jours sur son banc. Acteur immobile des milliers de vie de papier qu’il aspirait de son regard pénétrant.
Certain parfois ralentissaient lorsqu’ils passés près du banc. Certain parfois tentaient de voler quelques mots par-dessus l’épaule du vieil homme. Certains parfois s’approchaient pour humer ce doux parfum de plénitude. Tous savaient qu’il ne fallait pas le déranger, qu’il ne fallait pas rompre le fragile équilibre qui semblait le maintenir, tel un funambule, sur la corde vibrante de l’harmonie. Tous sauf ces quatre énergumènes qui étaient toujours là lorsqu’il revint le lendemain. Et encore le jour d’après, et le jour suivant. Mr Paul était dépité, abattue, cette stupide jeunesse n’avait-elle pas de plus saines occupations que d’occuper son banc ?
Il les observa plusieurs jours durant. Il nota avec consternation cette manière qu’ils avaient de s’assoir à même le dossier pour s’y balancer d’avant en arrière comme de stupides volatiles. Au fil des jours, sa patiente se mua lentement en colère, et sa colère finit par se transformer en haine. Et c’est dans le terreau de cette haine que germa l’idée.
Les résidents du parc : chouettes, chauve-souris et autres rongeurs de tous poils, furent les uniques témoins de l’étrange ballet qui se joua près du banc les six nuits qui suivirent. La septième, satisfait, Mr Paul se reposa.
L’occupation pris fin après treize interminables journées. Il ne revint dans le parc qu’une semaine plus tard, le temps que les travaux soient terminés. A dix heures il était devant le banc. Il était flambant neuf, solidement ancrée dans la nouvelle dalle de béton qui avait été coulé quelques jours plus tôt. Mr Paul s’approcha, jeta un coup d’œil sur les herbes alentours qui n’avaient toujours pas été coupé. Les gros cailloux tranchants qu’il avait déposés étaient toujours là, à demi masqué par la végétation, sur l’un d’eux il vit distinctement la tache rouge. Près de la dalle, oublié, un vieil écrou sectionné, qui avait fini par céder sous la contrainte.
Ses efforts n’avaient pas été vain. Six nuits durant, il avait utilisé ses connaissances passées pour accélérer le processus de rouille des six points d’attaches du vieux banc. Comme prévu, il avait fini par basculer, emportant avec lui ses coupables victimes.
Mr Paul s’assit sur le côté droit du banc, chercha la position idéale, sortit un livre de sa poche. Il l’ouvrit à la page qu’il avait corné vingt jours plus tôt, puis il tourna la tête du côté gauche. Il regarda longuement le bouquet de fleur sur lequel était collé la photo de cet adolescent qui ne deviendrait jamais un homme, et, un triste sourire sur le visage, il reprit sa lecture à voix haute, pour lui, et pour celui avec qui il partagerait désormais, et pour toujours, « son » banc.