Je ne suis pas fou, même si à l’écoute de ce qui suit vous conclurez sans doute du contraire.
Tout a commencé ce matin, enfin je crois. Je ne sais pas quelle heure et quel jour nous somme exactement (aie ! Saletés d’insectes). Comme tous les jours je me suis levé à sept heures, et après une rapide, mais soigneuse toilette, ça je tiens à le préciser pour ma postérité (ah, ah, aie !) je suis allé prendre mon petit déjeuner.
C’est dans mon bol que j’ai vu la première. Je ne suis pas particulièrement maniaque, mais partager mon chocolat avec un insecte ne fait pas partie de mes habitudes de vieux célibataire (ah, ah, aie, foutez le camp). Je l’ai récupéré délicatement avec ma petite cuillère, en faisant attention de ne pas la blesser. J’allais la reposer sur le bord de la fenêtre quand quelque chose m’a intrigué dans son comportement, je ne suis pas un spécialiste du langage corporel des insectes, mais j’ai vraiment eu l’impression qu’elle me regardait d’un drôle d’œil à facette. J’ai levé la cuillère jusqu’à mon nez, lorsque la satané bestiole m’a sauté sur l’appendice dans lequel elle a mordu goulument, vous imaginez la chose ! Le jugement et la sentence ne m’ont pas pris plus d’une demi-seconde, j’ai écrasé l’hyménoptère entre mes doigts. Je sais, hyménoptère c’est un peu pédant comme terme, mais j’aimerai qu’on se rappel de moi comme de quelqu’un de cultivé. J’avais fait ma première victime de la journée chez les fourmis (aie, bande de dégénérées trophilaxiques).
Après ce douloureux épisode nasal, je retrouvais mon calme et je filais comme tous les matins à mon travail, j’étais comptable, même si je sais que vous vous en fichez (ah, ah, aie !).
C’est à l’heure de la pause qu’a eu lieu le deuxième acte. J’étais avec Md E., une collègue d’un certain âge et d’un certain caractère, elle se reconnaitra la pimbêche. Nous prenions un café en discutant, c’est à dire que je buvais mon café et qu’elle déblatérait sur ses « inestimés » collègues, lorsqu’elle s’est interrompue dans sa logorrhée calmoniante et qu’elle s’est mise à loucher, ce qui ne l’a pas rendue moins repoussante, avant de me signaler la présence d’un intrus sur mon col de veston. Oui je porte des vestons en tweed, j’avais un certain goût pour les vêtements de bon goût (ah, ah, ouille !). Évidemment, vu son peu de vocabulaire, elle ne s’est pas exprimée en ces termes. « T’as une fourmi sur ton truc là !», voilà ses mots d’analphabète. Mon sang n’a pas eu le temps de faire un tour, que j’avais déjà ceinturé la bête de deux doigts vengeurs. Une fourmi passe encore, mes deux, ça commençait à ressembler à un complot non ? L’insecte a eu l’outrecuidance de me mordre le bout de l’index avant de rendre l’âme, si tenté que cette forme de vie primaire en possède une. La question vaut d’être posée pour Md E. également. Je sais c’est une attaque gratuite, mais je n’aurais bientôt plus de compte à rendre à personne (aie, misérable ramassis chitineux !). Ma collègue m’a regardé avec un air de dégoût, comme si mon acte relevait d’un plaisir pervers. J’ai eu la faiblesse de vouloir me justifier : « C’était elle ou moi », mais apparemment, l’ironie ne fait également pas partie de ses capacités cognitives.
Après cette désagréable mésaventure, mon travaille abrutissant, inutile et servile m’a paru un soulagement. Je tenais à préciser à mon employeur, s’il a vent de cette histoire, l’absolue vanité de son entreprise, voilà qui est fait (aie, espèce d’arthropodes décérébrés !).
C’est au moment de mon déjeuner qu’une troisième fourmi est passée à l’attaque. J’étais installé à une table, seul, pour pouvoir profiter tout à loisir de l’expérience unique, et tous les jours renouvelée, que constitue un repas à la cafétéria de l’entreprise. Le cuisto, comme il prétend se définir, alors qu’il est probablement amputé de tout ou partie de son cortex olfactif et gustatif, fait preuve d’une inventivité sans limites pour dégoûter les palais même les plus engourdis. Ne serait-ce le prix défiant toute concurrence, et mon salaire misérable défiant toute décence, je déconseillerai à quiconque d’y manger ou d’y faire manger son chien ou ses enfants, oui je mets ces deux espèces au même niveau de nuisance sonore, odorante et nerveuse ! Donc j’étais là, le nez dans mon assiette d’immondice, quand l’immonde créature s’est jetée sur moi du haut de ma fourchette, pour venir s’insinuer dans les replis de mon cou et y mordre violemment la chair délicate. Être en train de manger et se faire becqueter, voilà qui est cocasse non ? (Ah, ah, ouille, bon sang d’acide formique !). J’ai poussé un cri de rage plus que de douleur, et mes inestimables collègues se sont retournés comme pour me signifier l’incongruité de mon comportement. Bande de goitreux ! Non, aucun n’a de goitre apparent, mais dans leurs têtes étriquées je suis sûr qu’il y en a un qui pendouille. Voilà qui est dit ! Trois agressions de fourmi dans la même journée ! Même les esprits les plus sains dont je me targue de faire partie commenceraient à y voir de la persécution non ? (Aie, aie , qu’est-ce que je disais !) .
J’ai vécu la fin de ma journée de travail, la dernière, dans un brouillard de peur diffuse. Ouvrant tous mes tiroirs, soulevant mon clavier, remuant mon pot à crayons, inspectant mes dossiers à la recherche de mon prochain bourreau. Mon activité inhabituelle n’a pas manqué de réveiller mon entourage momifié qui n’a pas tardé à jazzer dans mon dos j’en suis sûr.
A dix-sept heure zéro-zéro, je me suis levé brutalement de ma chaise, faisant sursauter à dessein la grise populace alentours, et j’ai évacué ce lieu de déliquescence psychique, que j’espérais ne jamais revoir. Sur ce point j’ai été exaucé (aie, ignobles crétines voraces !).
J’étais en train de rouler sur l’autoroute, comme tous ces veaux qui regagnent leur étable au coucher du soleil, l’atavisme humain n’a rien à envier à celui des bovins, quand une nouvelle fourmi a fait son apparition sur le volant. J’étais nerveusement trop épuisé pour en être surpris.
Du haut de ces trois millimètres, l’insecte semblait me narguer, je crois même que l’ignoble a levé une patte dans ma direction comme s’il me gratifiait d’un doigt d’honneur, avant de continuer sa déambulation … Elle est morte au son du klaxon. Le bovin qui me précédait, probablement paranoïaque comme la plupart des conducteurs, a cru que cet avertissement concernait sa petite et insignifiante personne, et a réagi à la mesure de son intelligence : en freinant. Si j’avais su ce qui m’attendait, je serais allé m’encastrer dans son véhicule, scellant son destin et le mien dans une mille-feuille de tôle froissées. Mais l’instinct de survie a pris le dessus, et j’évitais de peu le carambolage. En doublant l’énergumène, il m’a semblé lui voir lever un index rageur. Je soufflais sur les braises de sa vindicte d’un nouveau coup de klaxon. J’espère bien que grâce à moi sa répugnante espérance de vie aura été abrégée de quelques minutes.
C’est épuisé, mais presque détendu, que je suis enfin arrivé chez moi, ou dans ma dernière demeure si j’ose dire (ah, ah, arrrrrr cruauté divine !). J’ai ouvert la porte et appuyé sur l’interrupteur et la lumière … ne fut pas. Je ne tenais pas compte de cet avertissement biblique qui annonçait déjà mon crépuscule, et lourd et las je me dirigeais à tâtons vers le canapé du salon. Je me suis effondré de tout le poids de mon existence insipide, comme apparaît la vie lorsqu’on la voit à la lumière crue de la lucidité. Une douceur que je n’avais jamais connue est venue m’envelopper, et je me laissais peu à peu sombrer dans l’océan lugubre d’un sommeil sans rêve. Qu’il soit fait mention dans l’enquête qui ne manquera pas d’avoir lieu, de mes quelques licences poético-romantique (ah, ah, ouhhh, fiente de Belzébuth !). Une sensation de mouvement est alors venue troubler ma petite mort, l’impression de glisser comme une limace sur sa bave. J’ai ouvert les yeux en sursaut, juste le temps d’entendre le « bong » de ma tête sur le carrelage. Et puis … plus rien, jusqu’à maintenant.
Je suis revenu à moi depuis seulement quelques minutes. C’est mon odorat qui m’a d’abord mis la puce à l’oreille, notez la formulation cocasse de cette phrase, notez ! Un effluve de terre mouillée, un relent de feuilles macérées. Et puis mon touché est entré dans la danse macabre, une texture fine et granuleuse sous mes phalanges distales, notez mon érudition, notez ! Et puis ma vue, le noir, complet, absolu sans espoir. Vu, absolu, noir, espoir, oui des rimes, des rimes qui ne rime plus à rien, plus rien ne rime à rien désormais (ah, ah, aiiee, allez rôtir dans les entrailles de la bête immonde !). Je suis allongé, dans un espace confiné, terreux et humide. Un trou à ma taille exact qui plus ai. J’ai juste assez d’espace pour bouger mes bras que j’ai levai violemment dans l’affolement de ma situation. Mes dextres, au diables les mains, au diables les mots éculés, viennent de s’écraser sur une surface lisse, dure et froide au-dessus de moi. Je suis enterré vivant !!! Mon cœur s’arrache à ma poitrine, mes poumons explosent dans ma cage thoracique, je suis vivant comme jamais, vivant mais enterré ! Mon inutile cerveau tente d’apaiser ma terreur, on n’apaise pas la terreur par des pensées ou des mots, on la terrasse, on la tue de ses mains mais on ne l’apaise pas avec des pensées ou des mots. Ma dextre gauche, alors que dextre désigne le côté droit non ? Non ! (Ah, ah, ouille !) fouille dans ma poche sans que j’aie le souvenir de lui avoir demandé, et en sort mon téléphone ! Le sauveur est entre mes doigts, l’objet déifié, le dieu réifié, lui saura me montrer le chemin. Son écran s’illumine devant mes yeux, pendant un court instant je vois ce long couloir blanc qui précède l’entrée dans l’autre monde… Connerie ! je suis juste éblouie. Je tourne le téléphone et je la vois, la porte, ma porte, vers l’autre monde (ah, ah, aiiilllle !). Oui bande de crétin, c’est bien de ma porte que je parle, elle est là, elle me surplombe comme une pierre tombale, et vous voulez savoir le meilleur ? Elle est du bon côté ! Son œil de Juda me fait face, je n’ai qu’à me soulever et approcher mon téléphone pour l’illuminer et pour voir ce qu’il y a derrière, et derrière bande de sapiens-sapiens, il y a la mort qui me regarde et … elle a un œil à facette ! (Silence)
Vous avez pigé ! C’est-elle, ce sont elles, les fourmis, elles ont creusé ce putain de trou, elle m’ont transporté jusqu’à ma putain de tombe qu’elles ont scellé avec ma putain de porte, Je suis enfermé dans un putain de garde mangé ! Je suis réveillé depuis maintenant deux heures. Elles me dévorent millimètre par millimètre, elles espacent leur prélèvement de quelques minutes, Je sens leurs morsures, je sens ma peau se détacher atome par atome, je sens leurs acides venir cautériser mes blessures après chaque dégustation. Je suis sûr qu’elles comptent me maintenir en vie, pour profiter de ma chair fraîche le plus longtemps possible. Je sens leur venin acide se mélanger à mon hémoglobine. J’ai l’impression que mon corps baigne désormais jusque dans mon âme de ce liquide brûlant. Un baptême pour l’enfer ! Mais avant d’avoir perdu la tête, au propre comme au figuré (Ah, ah ouille, filles de putes à six pattes !) et de ne plus avoir de batterie, avant que mes derniers mots, mes derniers cris, ne se perdent dans l’estomac vorace de mes fossoyeuses, je voulais laisser ce dernier avertissement à l’humanité : VOUS ETES FOUTU ! Ce putain de dérisoire cailloux perdu dans l’espace et le temps a trouvé ses nouveaux maîtres ! Ah, Ah, aiiiiiiiiieeeee !!!
***
Alors ? Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda l’inspecteur en même temps qu’il stoppait l’enregistrement.
L’entomologiste leva la tête, il avait écouté les yeux mi-clos comme pour mieux entendre.
Je pense qu’il ne faut pas tenir compte de ces élucubrations. Ce sont les propos d’un homme dont la situation terrifiante a fait perdre la tête. Il est évident qu’il délire, et qu’il déverse tout le fiel de son âme dans ses derniers instants !
Mais cette histoire de fourmis qui auraient creusé un trou, dégondé la porte, bâti un garde mangé …
Foutaise mon ami, tout ce que révèle l’autopsie est conforme à la présence d’un corps enterré à même le sol depuis plus de trois mois, ni plus, ni moins. Je vous assure que c’est du côté de « sapiens-sapiens » qu’il faut chercher le coupable de ce crime odieux ! Les fourmis ont une forme d’intelligence collective, mais ne leur prêtons pas des intentions qui dépassent de loin leurs capacités. Le génie, même dans ses plus sombres aspects et bien l’apanage de l’homme !
L’inspecteur poussa un soupir,
Dans ce cas, l’enquête continue …
Voyez le côté positif mon ami, mieux vaut un criminel à deux pattes, que des milliards à six !
L’inspecteur se força à sourire.
Vous avez sans doute raison.
Ah, Ah, bien sûr que j’ai raison, j’ai toujours raison. Sur ce je m’en retourne à mes recherches, bon vent mon ami, et à la prochaine !
Oui, à bientôt sans doute professeur, et merci pour …
L’inspecteur s’arrêta et sembla fixer un point sur le revers du veston de l’entomologiste.
Eh bien quoi mon ami, vous n’avez jamais vue de légion d’honneur ?
Non, non c’est que … il y a un insecte, là, sur …
Le professeur baissa la tête, faisant plisser la peau ventrue de son cou, jusqu’à voir …
Saletées de formicae ! dit-il en saisissant l’insecte de deux doigts vengeurs, avant de l’écraser négligemment ! Vous voyez mon ami, l’homme est bien toujours le maître en ces lieux !
Et l’inspecteur le vit s’éloigner et sortir de ces lieux … pour la dernière fois.