Il n’avait fallu que 122 secondes (c’est un estimatif, j’ai arrêté de compter à 121) et quelques euros, pour débloquer les deux trottinettes électriques nécessaires à notre filature virtuelle. Maintenant, nous roulions à tombeau ouvert (en fait à 20 km/h, mais je n’aurais probablement pas d’autres occasions de placer cette expression avant plusieurs années, enfin j’espère), en direction du portail : des enfers, du paradis, des licornes, ou du néant (rayer les mentions inutiles suivant vos croyances) !
Lou était derrière, accrochée comme un sac à dos à mon sac à dos, et Alex suivait de près sans nous dépasser, pour ne pas entrer dans le champ de vision de la caméra que je portais sur moi (j’avais été élue miss satellite au chapitre précédent). Au-dessus de nous, la Lune pleine qu’aucun lambeau de nuage ne balafrait, et derrière nous, à une distance qui ne cessait de grandir dans mon cœur, Jérémie et Mathilde qui regardaient défiler sur leur écran, nos vies à roulettes.
Les maisons des quartiers habités s’étaient espacées peu à peu, et le bourdonnement rassurant de la ville avait fini par céder sa place aux bruissements inquiétants de la nuit.
J’ai senti l’emprise de Lou se resserrer sur mon dos, un frisson a fait se redresser mes poils comme des plumes, et la peur s’est insinuée insidieusement jusque dans mon cerveau. Qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Dans la rue, en pleine nuit, à la poursuite d’un vampire, voire pire ! (J’espère avoir réussi à vous faire trembler, sinon relisez ce passage à côté de la porte ouverte de votre réfrigérateur)
C’est à ce moment précis que le tribunal a fait son entré sous les dorures du palais de justice situé juste au-dessus de mon palais des délices (sauf quand je mange des épinards) :
« Votre honneur, l’accusée a une fois de plus trahi la confiance de ses parents, je rappelle qu’elle avait promis de ne pas finir au commissariat, je réclame donc la peine maximale !
Non ! Pas le tri des chaussettes à perpétuité par pitié !
Votre honneur, compte tenu des derniers rebondissements de cette affaire, ma cliente a plus de chance de finir enterrée, qu’incarcérée, je demande donc la clémence de la cour (ouf, je m’en sors pas si mal)… à titre posthume. (Arghhh !) »
Heureusement, Alex est venu à notre hauteur, interrompant mon dialogue intérieur :
– On ne devrait plus être trop loin, je viens de voir un panneau.
– Moi aussi, a confirmé Jérémie dans l’oreillette à l’autre bout de la terre, vous n’allez pas tarder à…
Et nous sommes arrivés.
***
Ce qui m’effrayait le plus, ce n’était pas le grand portail rouillé qui trouait un mur de pierre envahi de ronces et de salsepareilles. Ce n’étaient pas non plus les ombres menaçantes des arbres projetées par la Lune et battues par la brise, qui cherchaient à nous saisir dans leurs branchages noirs et griffus. Ce n’étaient pas plus les claquements secs des ailes de chauves-souris qui voletaient au-dessus de nous comme d’ignobles parapluies hématophages (se dit d’un parapluie qui se nourrit de sang, d’après l’encyclopédie mondiale des parapluies). Non ce qui m’effrayait le plus (ok, je vais vous le dire, mais ne vous attendez pas à…), c’étaient ces deux trottinettes, qui n’étaient pas les nôtres ! (Bon, ben voilà, fallait pas s’attendre à…)
– Apparemment, a dit Alex en s’approchant, Sveta a utilisé le même moyen de locomotion que nous.
Lou est descendue et l’a rejoint.
– Et apparemment, elle n’est pas venue seule.
Je les ai regardés, j’ai ouvert la bouche, et c’est la voix paniquée de Mathilde qui est sortie de nos oreillettes :
– Hé ! C’était pas prévu ça, qu’elle vienne accompagner, faut annuler la mission !
Jérémie a pris à son tour la parole :
– Peut-être que ça serait plus prudent, pas la peine de prendre de risque… hein Lola ?
J’ai souri, c’était à moi que Jérémie avait posé la question, ça voulait dire qu’il s’inquiétait pour moi, non ? J’ai réouvert la bouche, et c’est la voix de Lou qui a répondu (non mais… c’est mon journal et je peux plus en placer une !) :
– Quoi ? Mais non ! Si ça se trouve les trottinettes ne sont même pas à Sveta et compagnie, peut-être qu’elles ont été abandonnées là bien avant qu’on arrive, ou qu’elles appartiennent… je sais pas moi, à des amoureux qui viennent faire une balade romantique au clair de Lune.
Dans un cimetière… en pleine nuit… Ouai, Lou avait vraiment une drôle de notion du romantisme.
Mathilde a résonné à nouveau dans nos oreilles :
– Ou peut-être que Sveta est venue avec un ami lycanthrope et qu’ils attendent tapis dans l’ombre qu’une bande de pré-ados simples d’esprit vienne leur servir de boissons et d’amuses gueules !
Silence dans la nuit, j’en ai profité pour demander :
– Et toi Alex, qu’est-ce que tu crois qu’on devrait faire ?
– Tu sais, après avoir eu dans la bouche les mains du Dr Zahnbrecher et les pieds de Sigmund, un cimetière un soir de pleine Lune… et il a souris en haussant les épaules.
Je regardais les deux trottinettes abandonnées contre le mur du cimetière, me demandant qui elles avaient bien pu transporter. Et puis après tout, quelle importance, Lou, Alex et Jérémie n’avaient pas hésité à se lancer avec nous dans cette aventure, je leur devais peut-être d’aller jusqu’au bout, non ? Je tremblais un peu avant de me lancer :
– Ok, on y va !
Et on s’est jeté dans la gueule du lycanthrope.
***
Mon cœur bat si fort quand je m’approche du portail, qu’on doit l’entendre à des kilomètres.
– Lola ! J’entends un bruit de tam-tam, une secte d’anthropophage doit être en train de faire bouillir la marmite, n’entre pas je t’en supplie !
Gagné ! Mathilde l’a entendu à travers le micro intégré à l’oreillette. Je pose ma main sur un barreau, et je sursaute lorsque Lou pose une main sur mon épaule. Je le pousse, le portail pivote en grinçant sur ses gonds, elle me pousse, j’avance en grinçant des dents, et nous pénétrons dans le cimetière, suivi d’une ombre immense et terrifiante… Euh, non en fait c’est juste Alex.
L’intérieur est aussi accueillant que l’extérieur, en tous cas pour des amateurs de nature morte. Autour de nous, plusieurs chemins de terre serpentent entre les sépultures et la végétation. Jérémie nous informe que Sveta est à une centaine de mètres à vol de chauve-souris, et qu’elle ne bouge plus depuis plusieurs minutes. Je réalise qu’il va être difficile de s’orienter dans ce dédale de pierres tombales, et pas le moindre ectoplasme à l’horizon pour nous servir de guide.
– C’est bon, j’ai réussi à trouver une image détaillée du cimetière. Je vais pouvoir vous diriger.
Super ! Jérémie, a enfilé sa casquette de guide fantôme, en route vers les limbes de l’enfer !
***
Pendant quelques minutes, on entend plus que ses indications murmurées dans nos oreillettes, et par moment Mathilde qui claque des dents aussi ! On avance tous feux éteints pour ne pas se faire repérer par… on ne sait pas trop qui en fait ! On se faufile entre des vieilles pierres strangulées par des plantes vivaces. On emprunte des passages dissimulés par des enchevêtrements de ronces. On contourne des mausolées, des petits temples dévorés de lierre, des caveaux humides qui résonnent du lugubre clapotis d’une eau croupissante. On passe à travers des alignements de simples talus de terre décorés de plantes momifiées. On gravit des marches recouvertes de mousse. On enjambe des restes de colonnes effondrées et veinées de racines rampantes. La lumière blafarde de la Lune nimbe la moindre pierre d’une aura spectrale et découpe la végétation en ombres inquiétantes (Voilà, vous avez compris, ce n’est clairement pas un endroit pour organiser une fête d’anniversaire).
Et puis, soudain :
– Lola ! STOP ! Vous êtes piles dessus !
Je me fige comme si j’avais reçu un seau d’azote liquide sur la tête.
– Mathilde, j’ai failli faire un AVC là ! Dessus quoi ?
– Dessus Sveta !
Machinalement je regarde mes pieds, et puis je comprends en même temps que j’entends Jérémie :
– Euh… désolé, j’étais tellement envouté par les images que… je n’ai pas vu que vous aviez rejoint le point rouge et… heureusement Sveta n’est pas là !
– Ouai ! Heureusement, bougonne Lou, mais si le traceur indique cette position, c’est que la boîte elle, doit y être.
Je me tourne vers Alex, son visage s’allume comme une ampoule.
– Quoi ? Vu qu’il n’y a personne, on peut utiliser la torche de nos portables non ?
Lou sort à son tour son téléphone, et balaye les environs. Juste devant nous se dresse un petit bâtiment de pierre fermé par une grille en fer forgé. Il est encadré de colonnes romaines ou grecques (ou made in china, pas le temps de vérifier sur l’étiquette), que des plantes grimpantes utilisent comme mur d’escalade, et surplombées des plus moches gargouilles (c’était juste pour caser le mot « pléonasme »), dont une tire la langue, que j’ai jamais vue.
– Je crois que c’est un caveau familial, nous informe Jérémie par oreillettes interposées, enfin d’après la légende du plan.
– Génial, dit Mathilde, un distributeur de zombie, il manquait plus que ça.
Lou s’approche de la grille et braque le téléphone au-dessus.
– Regardez, on dirait bien qu’il y a une plaque sous les ronces, elle essaye de dégager les épines, et je crois que j’ai trouvé plus piquantes que moi !
Je souris malgré moi, pas sûre que ces ronces soient plus piquantes que sa langue, mais je crois que j’ai de quoi régler le problème. J’ouvre mon sac à dos, et j’en sors :
– Tu te balades toujours avec un sécateur ? me demande ironiquement Alex.
– Ben ouai, ça peut servir, la preuve.
Lou secoue la tête :
– Mwouai, et t’as quoi d’autre dans ton sac à dos, Dora l’exploratrice ?
Je respire bruyamment tout en regardant mon sécateur, finalement, je pourrais bien m’en servir pour couper une langue trop bien pendue non ? Mais Mathilde me sort de ma rêverie sanglante :
– Mince, c’est trop bête, si tu avais dégagé la sonnette, on aurait pas attaqué le livreur à coup de clavier.
Hum, oui, c’est pour ça que je l’avais pris en fait, mais que voulez-vous, quand on a un petit poisson rouge dans la tête… Enfin bref, je me hausse sur la pointe des pieds et je tranche la langue piquante et bien pendue… du buisson de ronce.
Je recule un peu hébété, Alex pointe le faisceau lumineux du téléphone vers la plaque, maintenant tout le monde peut voir ce que je viens de lire, le nom de la famille qui habite cette dernière demeure :
« Dupont » !
***
Un nuage passe au-dessus de nous, une ombre glisse sur le sol, un frisson remonte jusqu’à mon oreillette et s’envole jusqu’à Mathilde, qui me demande d’une voix tremblante :
– Lola, tu crois que… c’est bien… qui je crois ?
Je me mords la lèvre, un léger goût de sang réveille mes papilles.
– Ben… difficile à dire, Dupont, c’est un nom très commun après tout.
Sa voix se fait encore plus fébrile :
– Oui mais là, à ce moment de l’histoire, à cet endroit, ça peut pas être le hasard, non ?
Jérémie s’immisce dans la conversation :
– Euh… Lola, qu’est-ce qui ne peut pas être… un hasard ?
Je me tourne vers Lou et Alex, comme si je m’attendais à le voir :
– Dupont, c’est le nom de la personne qui possédait la boîte.
– Celui qui est mort avec un pieu dans le cœur ! ajoute Mathilde.
Cette dernière précision arrache un sourire à Lou :
– Eh bien c’est plutôt une bonne nouvelle non ? ça veut dire qu’on est près du but, y a plus qu’à aller lui rendre une petite visite post-mortem, et elle pose sa main sur la poignée de la grille.
Et contre toute attente, la grille s’ouvre sans émettre le moindre son de protestation. Apparemment, les portes de l’enfer ne sont pas fermées à clé, et elles sont bien huilées !
***
Un bruissement, une ombre furtive qui s’échappe entre nos jambes, deux petits cris de chien de prairie.
– Lola, qu’est-ce que c’était, suffoque Mathilde, c’est moi qui vais faire un AVC si ça continue.
– Hum… je crois que ça devait être un rat ou un truc dans le genre, et pour le cris ben… c’était moi et…
Lou agite son téléphone devant elle :
– C’est bon… je crois que… la voie est libre, le… truc a décampé, enfin j’espère. Va s’y Alex, à toi l’honneur.
La silhouette massive d’Alex pénètre par l’ouverture, Lou et moi nous regardons, pas vraiment rassurées. Jérémie interpelle sa sœur :
– Lou tu peux éclairer l’entrée, qu’on puisse voir ce qui se passe… au cas où.
On ne voit plus que le dos d’Alex qui s’éloigne vers le fond d’un long couloir. Sur les murs latéraux, on aperçoit des carrés de marbre gravés d’inscriptions indéchiffrables.
– Des tombes, murmurent Mathilde, il y a probablement des cercueils derrière ces murs, de toutes les mauvaises idées qu’on a eues ce soir, je crois que celle-là est bien la pire !
Et puis, Alex disparaît ! Ma respiration s’accélère, j’interroge, la gorge nouée comme si j’avais une corde de pendu autour du cou :
– Alex ?
Mathilde transforme ma question en exclamation en y ajoutant au moins cent décibels :
– ALEX !!!
Je suis en train de me dire qu’elle a raison, que la chose la plus sensée à faire est de partir en courant et en criant, quand Alex réapparaît, en courant, et en criant.
Lou me lance un regard qui ressemble à une fusée de détresse pendant que Mathilde hurle à nous faire exploser les oreillettes.
– Fuyez !
Je suis tétanisée, mes jambes refusent de bouger, à côté de moi, Lou semble également incapable du moindre mouvement, c’est vraiment dommage de se trouver des points communs au moment où tout va se terminer. Alex apparaît dans la lumière du téléphone et voilà, la dernière image transmise sera celle de son visage… qui sourit ?
***
– Je l’ai trouvée ! La boîte, elle est au fond !
Il me faut quelques secondes pour m’apercevoir que je suis toujours vivante, parce que vu l’endroit où on se trouve, ça n’a rien d’évident. La résurrection de Lou est plus rapide que la mienne, en tous cas, celle de sa langue :
– Non mais ça va pas la tête ! J’ai failli… enfin Lola… enfin, nous deux, on a failli mourir ! Je croyais que des zombies te couraient après pour te…
Je me suis réveillée :
– Sucer la moelle avec une paille ?
– Ouai, avec une paille, après t’avoir passé au mixeur.
J’aurais pas dit mieux. C’était bien la première fois (ou peut-être la deuxième à bien y réfléchir) qu’on était sur la même longueur d’onde.
A l’autre bout du monde, Jérémie pousse un immense soupir de soulagement :
– Wouaw, tu nous as fait sacrément peur ! Mathilde est à deux doigts de s’évanouir.
– A un doigt, confirme l’intéressée, d’ailleurs si ça ne dérange personne, je m’évanouie, et on a entendu un bruit mat : « plaf !»
Quoi ? Elle avait vraiment perdu connaissance ?
– Mathilde ? Mathilde !
– Ok ! ça va, je suis toujours là ! Mais si vous pouviez arrêter de vouloir me tuer toutes les cinq minutes, mes parents n’ont pas prévu d’enfant de secours.
Un rire caverneux s’échappe du caveau, les zombies auraient-ils de l’humour ? Non, c’est Alex, et apparemment le clair de lune favorise la contagion car tout le monde se met à rigoler, même les gargouilles sur leurs colonnes. Il semblerait qu’on soit tous en train de perdre un peu la boule. Et puis subitement, Alex s’arrête de rire :
– Et si on allait sérieusement s’occuper de la boîte maintenant ?
***
On pénètre dans le caveau, sans prendre la peine de s’essuyer les pieds (ils n’ont pas l’air de s’en faire pour la poussière ici). Lou éclaire les murs, les plaques dévoilent leurs inscriptions : Dupont, suivie de la date de décès. Plus on s’éloigne de l’entrée, plus on remonte le temps, et puis Alex s’arrête, le faisceau de sa torche numérique illumine de nouvelles plaques datant d’avant le siècle dernier, on y distingue plus de Dupont, mais des noms à consonances d’ailleurs.
– Je me demande… dit Jérémie dans l’oreillette.
– Si « Dupont » ne serait pas un nom d’emprunt ? termine Lou.
Mathilde qui ne s’est pas complètement évaporée demande alors :
– Et pourquoi est-ce qu’on ferait une chose pareille ?
– Je ne sais pas ? dit Alex en s’éloignant, et sa voix résonne entre les murs du tombeau, peut-être parce qu’on a des choses à cacher.
Je hausse les sourcils, c’est pas tout ça, mais j’aimerais mieux ne pas trop trainer dans le coin (des fois qu’un mort ressuscite pour aller au p’tit coin, parce que l’éternité ça doit paraître long quand on a une envie pressante), je demande :
– Comme une boîte par exemple ?
Mais il n’est plus là !
Lou tourne son téléphone vers le fond, le couloir continue sur la droite, nous avançons pour nous retrouver nez à dos contre Alex, qui se décale pour nous laisser voir, ainsi qu’à nos téléspectateurs :
– La boîte !
Il n’y a qu’un simple mur, lézardé par endroit, noirci à d’autres, et au milieu duquel, elle se trouve, à moitié encastrée. Une lumière qui ne provient pas de nos téléphones semble l’éclairer. Je lève la tête, et je vois la Lune, à travers l’ouverture qui perce le plafond.
On se regroupe tous autour de l’objet du désir (même si perso je désirerais être le plus loin possible de cet objet).
– Super, on l’a trouvée, mais y’a que moi que ça inquiète de savoir où est passée Sveta, et avec qui ?
– Je crois que si elle est quelque part, c’est derrière ce mur Mathilde, répond Alex.
Je m’approche de la boîte, j’essaye de la faire bouger mais elle est solidement fixée. On a dû utiliser de la super-glue spécial pierre tombale : « la glue qui colle à mort, garantie a vie ! » (Si vous avez besoin d’un slogan publicitaire, n’hésitez pas à m’écrire).
Jérémie me murmure à l’oreille :
– Je crois que j’ai vu quelque chose Lola, tu veux bien reculer ?
C’est demandé si gentiment, je m’exécute.
– Regarde les traces noires, on dirait qu’elles partent à l’horizontale de la boîte vers le mur de gauche.
Je me tourne, il y a une encoche dans le mur, à la même hauteur et de la même hauteur que la boîte (c’est clair ou j’en rajoute ? Bon ok…).
– C’est une porte coulissante !
– C’est surement ça, dit Jérémie, et l’encoche sert à faire passer la boîte lorsqu’il glisse à travers le mur de gauche.
Lou tourne son téléphone vers moi, en position interrogatoire :
– Et donc, la boîte serait une sorte de clé selon toi ?
– Selon-nous, tu veux dire, précise Jérémie (merci de me soutenir dans cette épreuve).
Alex a l’air dubitatif (enfin je suppose, parce que dans la pénombre, c’est dur de distinguer les adjectifs), je détaille :
– Je dirais plutôt une serrure… dont la clé serait… un œil !
Lou pointe la lumière vers son menton, une mine diabolique se peint sur son visage.
– Eh bien, il n’y a qu’à essayer pour voir si tu as raison, et elle colle ses deux mains sur la boîte.
– Attends ! dit Alex, qui met fin précipitamment à ses interrogations muettes par ce point d’exclamation sonore, avant, il vaudrait mieux s’assurer que rien ne nous attend derrière, non ?
– Et comment tu comptes faire ? demande Mathilde à distance, en collant ton oreille bionique au mur ?
– Mathilde, tu es géniale ! répond Jérémie, vous allez tous utiliser votre oreille bionique !
– Hein ? comment ça ? Moi, géniale ? Mais pourquoi ? (Oui, pourquoi ? Est-ce que quelqu’un ici a compris quelque chose ? Si oui, qu’il se lève et qu’il parle ! Euh… après réflexion, vu l’endroit où on se trouve, je préfère qu’il se taise à jamais !)
Lou retire ses mains :
– Je crois que j’ai pigé ! Jérém’ sera notre oreille d’or pendant les prochaines secondes.
D’accord, encore un de leurs célèbres numéros de transmission de pensée, il faudra que je pense à contacter un cirque.
– Retirez tous vos oreillettes, et collez-les au mur !
Le micro de notre oreillette, c’est ça notre oreille bionique ! Jérémie, tu es vraiment trop fort ! J’extrais le bout de plastique de mon conduit auditif et le place sur le mur.
– Maintenant, plus un bruit pendant dix secondes, murmure Lou, et elle baisse son téléphone, et un silence de mort tombe sur nos épaules, comme une pelletée de terre sur un cercueil.
***
J’ai l’impression, que lorsqu’un de nos sens s’éteint, l’imagination s’allume. Une multitude de craquements, de suintements, de sifflements et de tout ce que le dictionnaire peut compter de mots dégoûtants en « ment », viennent parasiter mon ouïe, impossible de distinguer les vrais des faux, et la peur, tenue à l’écart par la lumière jusqu’à présent, sort de sa tanière et rampe jusque dans mes viscères. Pour calmer mon angoisse, j’imagine Jérémie, le casque sur les oreilles, concentré comme un sous-marinier à l’affût du moindre son trahissant la présence ennemie. Dans ce lieu où le temps n’a plus cours, les secondes semblent s’écouler à l’envers : 10, 9… c’est long, si long… 8, 7… si ça continue, j’aurais atteint la puberté avant la fin… 9, 5… voir la ménopause (demandez à votre grand-mère pour plus d’informations), 4, 3… je ne demande pas grand-chose, juste un petit signe de vie, 2, 1… et le mur se met à sonner !
Et le mur se met à parler ! Ou plutôt Mathilde. On remet rapido nos oreillettes, un flot ininterrompu de mots couverts par une sonnerie de téléphone vient noyer marteaux enclumes et étriers :
– Lola ! C’est la cata ! C’est ta mère qui appelle ! Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? Qu’est-ce qu’…
– Calme-toi ! lui dis-je d’une voix tout sauf calme, tu n’as qu’à… décrocher et coller le téléphone sur ton micro !
Lou et Alex me couvent de leurs regards, est-ce que vraiment j’ai une tête d’œuf ? Mais pas le temps d’y réfléchir, la voix de ma mère poule jaillit dans nos oreilles :
– Mathilde ?
J’avoue, le son de sa voix me rassure instantanément, c’est un des nombreux pouvoirs magiques de ma mère, un sourire éclos dans mon cœur et vient fleurir sur mes lèvres (vous pouvez réutiliser ce bout de phrase pour une prochaine fête des mères, il n’y a pas de copyright)
– Non maman, c’est moi Lola, ta fille, tu m’appelles pourquoi ? Pour me dire qu’il y a de la glace dans le congélateur ?
– Euh non, c’est juste que… ton père et moi…
J’entends la voix de mon père :
– Surtout toi !
– Oui, ton père et surtout moi, voulions savoir, si tout se passait bien ?
Lou et Alex font un concours de gros yeux, comme si la réponse était écrite dans le blanc de leur globe oculaire.
– Eh bien… tout va bien, on est en train de… faire un… jeu de rôle… qui se passe dans un… cimetière ?
J’entends Lou soupirer.
– Ah, vous jouez à vous faire peur si je comprends bien ?
– Oui, c’est ça, mais pour de faux.
– J’avais compris. Et vous avez mangé ?
– Oui, ne t’inquiète pas, et le livreur de pizza ne devrait pas avoir de séquelles…
Alex s’arrête de respirer.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
– Euh, non, c’est que j’ai confondu avec un des personnages du jeu. On a mangé et tout va bien, et là on m’attend pour mon tour.
– Ah bien, je te laisse alors, ne vous couchez pas trop tard, et mon père intervient à nouveau :
– Bonne nuit, mon poussin !
Fin de la communication, et avant qu’un silence gênant ne s’installe :
– Ouai, mon père m’appelle « poussin ».
Maintenant, j’ai vraiment l’impression d’avoir une tête d’œuf.
Je résume la situation pour moi-même : je ne viendrais pas de mentir à ma mère ? En fait, en tordant un peu la réalité, on est bien en train de jouer à se faire peur dans un cimetière non ? Ok, je laisserai ma conscience faire avec ça plus tard. Retour au direct, Jérémie refait surface :
– On a eu chaud ! Bien joué Lola !
– Ouai ! me complimente Lou (dans le genre compliment, difficile de faire plus court), Jérém’ côté sonar ? Tes oreilles ont détecté quelque chose ?
– Rien, les hauts parleurs sont restés muets…
– Comme des tombes, termine Mathilde.
Ce n’est pas la phrase la plus rassurante que j’ai entendue ce soir, mais ça n’a pas l’air de perturber Lou :
– Parfait ! et elle replace ses mains sur la boîte.
Alex s’écarte pour laisser les rayons de notre satellite sélénite éclairer l’œil endormis à travers l’ouverture du plafond. Un clic qui nous fait sursauter, il soulève sa paupière et se met à pivoter frénétiquement, puis se referme dans un clic qui nous fait soupirer.
Rien, il ne s’est rien passé, le mur est toujours là, tristement immobile, comme tous les murs en fait.
***
Les grandes espérances sont souvent les mères des grands désespoirs ! (C’est une note pour mon prochain premier cours de philo… dans quatre ans)
Lou retire ses mains, croise les bras et m’apostrophe :
– Apparemment, ton hypothèse n’était pas la bonne, ma chère !
Je ne comprends pas, la serrure, la clé, l’œil, qu’est-ce qui cloche ? Et la solution plope soudain dans mon cerveau (je me permets cette invention n’ayant point trouvé de verbe adéquat, que les puristes cruciverbistes veuillent bien m’en excuser).
– Ce n’est pas mon hypothèse qui cloche, ma chère, c’est ton œil !
Alex plope à son tour (voilà ! maintenant que c’est passé dans le langage courant, vous pourrez l’utiliser dans vos rédacs) :
– Mais t’as raison ! la clé, ça ne peut-être que l’œil de Sveta !
Lou me fait un quart de sourire (c’est la seule fille que je connaisse qui sache faire ça) :
– Pas bête, mais je suppose… que tu n’as pas pensé à ramener un œil de ta nounou dans ton sac à dos ? Pas vrai Lola ?
Ben voyons ! On est là dans un caveau rempli de cadavres, dont certains sont peut-être encore chauds, et elle trouve encore le moyen de faire du sarcasme ! Je sens mon sang se transformer en lave, et mon crâne en cône volcanique, mais au lieu d’un flot de magma, c’est une idée qui en jaillit (synonyme de plop) :
– Eh bien, tu supposes une fois de plus bien mal très chère, parce que justement… Mathilde, tu te rappelles quand on discutait par SMS samedi dernier ?
J’ai l’impression de la réveiller :
– Hein ? De quoi tu… et puis la connexion se fait (pas la peine d’avoir la 4G) Alex, tu peux me donner ton numéro de téléphone ?
– Euh… oui si tu veux, je te le donne, comme ça on pourra… enfin… Jérémie peut te le dicter.
Je le soupçonne de baisser son téléphone pour qu’on ne le voit pas rougir.
– A quoi vous jouez les filles, vous nous faites un numéro de transmission de pensée ?
Chacune son tour Lou ! Au bout de quelques secondes, un Bzzz chatouille la main d’Alex qui relève la tête incrédule :
– Je crois… que j’ai reçu un message ?
Il touche l’écran, une photo apparaît et après un temps de réaction digne d’un escargot empaillé :
– Mathilde, Lola, vous êtes géniales ! Je suppose que c’est …
– Un selfie avec Sveta ! termine Mathilde, que j’ai l’impression de voir sourire jusqu’aux oreillettes.
Lou secoue la tête, elle aussi sourit aux quatre quarts (sûrement un réflexe incontrôlé). Alex zoome jusqu’à ce qu’un œil vert remplisse l’écran, ses doigts et sa voix hésitent un peu :
– Ça y est… on a la serrure… on a la clé… et on a la pleine Lune… on va pouvoir ouvrir la porte…
Des enfers ! Et je réalise que c’est grâce à moi, et que j’aurais mieux fait de me taire !
***
J’ai les yeux fermés, je sens mon cœur qui bat, ce serait une bonne nouvelle, si tout le reste ne battait pas aussi. Je suis prise de tremblement, dans quoi me suis-je fourrée, dans quoi nous ai-je tous fourré ! J’essaye de me calmer, de respirer lentement, peu à peu je reprends le contrôle, je me frotte le sourcil gauche. Ok ! On va ouvrir la porte, jeter un coup d’œil derrière, et rentrer tranquillement terminer cette soirée pyjama geek.
Je relève mes paupières, Alex tient le téléphone devant l’œil. Est-ce que la boîte dort ? Est-ce qu’elle est en train de rêver ? De quoi les rêves de boîtes sont-ils faits ? Pas le temps de répondre à ces questions métaphysiques, que Lou presse ses mains sur les bords et que l’œil sort de sa catalepsie. Personne ne bouge dans le caveau, ni femme, ni homme, ni œil, et puis, un CLANG résonne (ça me rappelle un autre CLANG qui s’était plutôt mal terminé), et le mur se met à glisser dans un bruit de tremblement de terre.
***
Et le silence retombe sans faire de bruit (c’est la nuit du pléonasme ou quoi ?). La lumière de nos deux téléphones inonde le gouffre béant qui vient de s’ouvrir. On entend plus que nos respirations saccadées. Lou s’approche prudemment de l’ouverture, le bras tendu pour faire reculer l’obscurité, comme on fait reculer un animal sauvage avec une torche (en tous cas dans les films ça marche). Maintenant on aperçoit de l’autre côté du mur qui n’est plus là, un escalier de pierre qui descend dans les entrailles de la terre !
– Woua ! murmure Alex, où est-ce que ça peut mener ?
Mathilde s’excite dans nos oreilles :
– Ah, non ! ça ne va pas recommencer, avec vos questions : qu’est-ce que c’est, à quoi ça sert, ou est-ce que ça mène ? Je vais vous le dire moi où tout ça va nous mener, à la catastrophe !
– Peux être, dit Lou en reprenant son souffle et en continuant d’avancer comme si elle était aspirée par la bouche minérale, mais c’est quand même dément, il y a surement des galeries creusées sous le caveau, on peut juste descendre les premières marches pour voir un peu plus loin non ?
– Bon sang, mais t’as rien compris ! hurle Mathilde, il y a probablement un piège ! Il y a toujours un piège !
Je ne sais plus quoi penser ni dire, heureusement Jérémie intervient avec douceur :
– Lou, s’il te plait n’avance pas, Mathilde à raison, rien ne dit que la porte ne va pas se refermer si tu franchis l’ouverture, il vaut mieux rentrer maintenant… non ?
Je regarde Lou, et dans ces yeux sombres, je vois le combat éternel entre l’ombre et la lumière se jouer ?
– Ok ! dit Alex, j’ai peut-être une solution pour ménager la chèvre (Lou ?) et le chou (Mathilde ?).
Et puis, il disparaît à nouveau !
Pendant quelques secondes, j’hésite entre panique et perplexité, et, alors que je suis sur le point d’abandonner tout amour propre pour me mettre à crier comme une cinglée, il réapparait, avec une tête sous le bras, et je me mets à crier comme une folle !
***
– Lola ça va ?
– Oui ! oui ! ça va Jérémie, c’est juste Alex… il a décidé que le lieu et le moment étaient bien choisis pour nous présenter… son nouvel ami.
Alex tend une gargouille devant ma caméra :
– Euh… désolé Lola, c’est tout ce que j’ai trouvé… et il pose la tête sur le trajet du mur coulissant, pour empêcher la porte de se refermer.
Lou éclaire l’hideuse créature.
– Cool ! Maintenant qu’on est sûr de ressortir, on peut franchir la porte des enfers non ?
– Pas plus d’une dizaine de marches, tu me le promets Louise ?
C’est la première fois que j’entends Jérémie appeler sa sœur Louise ! Le moment est solennel.
– Oui, Jérémie, promis ! et elle pose le pied sur la première.
Et contrairement aux prédictions de Mathilde, rien ne se passe. Soupirs collectifs. Gagnée par ce premier succès, Lou enchaîne une deuxième puis une troisième marche, puis se tourne vers moi sans rien dire. Ok, j’ai compris, je franchis le passage à mon tour et m’engage dans l’escalier. Elle me sourit puis continue sa descente. C’est alors que la voix saccadée de Jérémie parvient à nos oreilles.
– Att..en..dez, ça… dé…croche..
Du haut de l’escalier, Alex se penche vers nous :
– Ça passe plus là où vous êtes, Lou donne-moi ton téléphone.
Elle me le tend, je le donne à Alex qui me l’échange contre le sien avant de s’éloigner de quelques pas.
– C’est bon, s’impatiente Mathilde, on a récupéré le son et l’image, et si on vous récupère aussi ça m’arrange. On va dire que le jeu de rôle « panique au cimetière » est terminé maintenant, non ?
Je rejoins Lou sur sa marche, l’escalier continue en dessous de nous, la lumière n’est pas assez puissante pour nous dévoiler sa mystérieuse destination. Je murmure :
– Je crois qu’il vaut mieux remonter, Louise.
Elle glousse (je ne savais pas qu’elle savait glousser) :
– Je crois que tu n’as pas tort, Lola.
J’en conclus que ça veut dire que j’ai raison, et je lève ma jambe gauche pour projeter mon pied sur la marche précédente. Alors qu’il entame sa descente, je m’aperçois que la marche est constituée de deux parties différentes, comme couper par le milieu, l’une étant plus claire que l’autre. Le bout de ma basket touche la partie la moins sombre, puis, dans un réflexe millénaire hérité des premiers hominidés, mon centre de gravité bascule tout le poids de mon corps sur le côté gauche, et je sens mes orteils se comprimer dans ma chaussure, avant que sa semelle en caoutchouc ne vienne s’aplatir de quelques dixièmes de millimètres sur la pierre. Un petit bruit qui n’a rien de caoutchouteux clac alors à nos oreilles. J’arrête mon mouvement, mes yeux se précipitent dans le coin de mes orbites, j’intercepte le regard de Lou sur le côté, sa bouche s’arrondits dans un signe universel de surprise, et un bruit de tremblement de terre envahi l’univers !
***
Premier battement de cœur, je vois le mur glisser en haut des marches. Deuxième battement de cœur, Lou saisit ma main et bondit vers l’avant. Troisième battement de cœur, Mathilde hurle des mots que je ne comprends pas. Quatrième battement de cœur, Alex apparaît dans l’ouverture du mur. Cinquième battement de cœur, il fait de grands gestes désordonnés. Sixième battement de cœur, et combien de marche encore ? Septième battement de cœur, le mur atteint la tête de la gargouille. Huitième battement de cœur, le mur et le temps s’arrêtent. Neuvième battement de cœur, la gargouille et le temps se fissurent. Dixième battement de cœur, la dernière chose que j’entends, c’est mon prénom prononcé par Jérémie. Onzième battement de cœur, la dernière chose que je vois, c’est cette tête hideuse qui me tire la langue, et qui explose. Douzième battement de cœur, le mur se referme complément. Treizième battement de cœur, Lou lâche son téléphone, et l’escalier disparaît dans une gerbe de lumière, et la somme de nos températures chute de 72 degrés.
A suivre ?